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discrets ; on causait de tout, excepté de politique, on faisait la partie de « tarok[1], » on se régalait de bons plats viennois que le « tour de main » d’une vieille cuisinière savait réussir à souhait, et M. Schratt, — ainsi disaient les mauvaises langues, — échappait à l’étiquette que l’Empereur imposait à son entourage, se délassait de ses soucis, oubliait ses chagrins et la sottise vaniteuse des gens de Cour.

Mais la bonhomie, chez François-Joseph, n’apparaît que rarement et à fleur de peau ; le fond de la nature reste hautain et dur. On rapporte qu’au moment d’accepter la couronne, le prince de dix-huit ans s’écria : « Adieu, ma belle jeunesse ! » Avec sa jeunesse il relégua dans l’ombre et sacrifia à la raison d’Etat tout ce qui, dans son caractère, avait survécu de prime-sautier à l’éducation artificielle et tout extérieure qu’il avait reçue. La nature vraie ne reparut plus que de loin en loin ; elle eut une belle flambée de passion sincère quand le jeune Empereur, venu en Bavière pour un mariage de convenances avec l’aînée des filles de Maximilien, duc de Bavière, rencontra les seize ans, les beaux yeux clairs et la flottante chevelure de la cadette Elisabeth dont il fit sa femme : passion d’un jour qui devait sombrer dans de tragiques malentendus et qui fit d’Elisabeth la victime errante de l’étiquette et des jalousies de Cour autant que des infidélités conjugales. Entre les deux époux se dressa, acariâtre et dominatrice, l’archiduchesse Sophie, mère de François-Joseph, sorte d’Agrippine féroce, dépravée, corruptrice, qui avait écarté du trône son faible époux pour y pousser son fils, dans l’espoir d’y régner en son nom, et qui, au nom de la raison d’Etat et du cérémonial, fit expier cruellement à sa belle-fille les déconvenues de son ambition.

La malheureuse Elisabeth paya de son bonheur l’illusion d’avoir cru qu’il peut y avoir, même au foyer d’un empereur d’Autriche, une place pour l’amour et pour l’intimité de la vie de famille. L’infortuné Rodolphe, fruit de cette union tragique, fut lui aussi la triste victime d’une éducation protocolaire, loin du cœur et des yeux d’une mère. De toutes les forces de sa nature ardente, il lutta pour échapper à l’atmosphère étouffante de la Cour, de l’étiquette et du mariage imposé par la politique ; il chercha des distractions tantôt dans l’étude

  1. Sorte de whist.