Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 37.djvu/442

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cinquante-quatre années de naturalisation américaine. Et il n’avait dans son entourage personne à qui parler d’elle ! Ses vicaires généraux étaient allemands ; allemands, la plupart de ses prêtres. J’ai encore dans l’oreille son accent navré, sa plainte lente et douce, entrecoupée de lourds sanglots :

— Je suis seul, épouvantablement seul. Pas un être en qui m’épancher. Les membres de ma famille spirituelle ont dans les veines le même sang que les égorgeurs de mon pays. Je suis, comme ma Belgique, crucifié entre des Germains. Mais, ce qui me tue, ce n’est pas cela. J’avais espéré que, si les Ponce-Pilate de la politique américaine se lavaient les mains de notre détresse, les prélats catholiques, mes frères, élèveraient du moins la voix pour protester en corps, au nom du Christ, contre le calvaire immérité de tout un peuple. Mais non : ils ont gardé le silence, tous, à l’exception de quelques-uns qui ont fait pis que de se taire. Vous direz à la Belgique, n’est-ce pas ? vous lui direz que ce n’est point de ma faute. Dites-le aussi à votre France. Oui, dites-leur, à ces deux nobles sœurs d’affliction et de gloire, que, jusqu’au moment de paraître devant son Créateur, Camille Maës, enfant de Courtrai, aura prié pour elles, souffert avec elles, et sera mort un peu de leurs blessures.

Comme j’exprimais la certitude qu’il vivrait assez pour bénir la résurrection de sa patrie et assister à la confusion de ses bourreaux, il secoua la tête.

— Non, non, fit-il, la hache est dans l’aubier.

Il était, en effet, plus profondément atteint que ne le laissait soupçonner sa belle robustesse extérieure. Moins d’un mois après, une religieuse française du Sacré-Cœur de Cincinnati m’expédiait à Pasadena, sur la côte du Pacifique, un journal dont la manchette annonçait en gros caractères : « L’évêque Maës a succombé, le cœur brisé par les horreurs de la guerre européenne. » Je n’en suis que plus heureux d’avoir pu m’acquitter ici, envers sa mémoire, de la commission dont il m’avait chargé.


Et maintenant, parvenu presque à la limite extrême de l’espace qui m’est accordé, je m’aperçois, non sans regret, qu’il y aurait encore quantité d’observations pour lesquelles j’eusse été désireux d’y trouver place. Telles, entre autres, celles que j’eus toute facilité de recueillir sur l’état d’esprit des milieux