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à un médecin dentaire, le docteur Speakman, de Wilmington. Une d’elles contenait cette phrase, intéressante à détacher : « Je vous dois plus que la vie, car vous avez accompli le miracle de me restituer le visage humain que les Boches m’avaient enlevé aux trois quarts, et j’aurais mieux aimé mourir mille fois que de reparaître en public avec la face de monstre qu’ils m’avaient faite. » Qu’un cri de gratitude aussi sincère fût mérité, il suffisait, pour s’en convaincre, de jeter un coup d’œil sur les deux photographies que l’opérateur avait prises de son patient, l’une, avant, l’autre, après le « miracle. »

Puisque j’ai nommé le docteur Speakman, je ne me priverai pas du plaisir de signaler en lui un exemple obscur, mais d’autant plus digne d’être produit au jour, de la manière dont on entend, dans sa corporation, ce qu’il appelait lui-même son « devoir français. » Jusqu’en 1914, le docteur Speakman, quaker doux et silencieux, avait borné son ambition à exercer modestement son art de praticien consommé dans la petite ville industrielle de Wilmington, sur les bords pittoresques de la Brandywine, en Delaware. Ami de la France, il l’avait toujours été, par tradition locale, en quelque sorte, à cause du paysage historique d’alentour, un des champs de bataille de l’Indépendance, auquel sont plus particulièrement liés les souvenirs de La Fayette et du colonel Armand ; mais il laissait à Mme Speakman, organisatrice d’une section de l’Alliance française, le soin de marquer à la République sœur les sentimens qu’il avait pour elle. La guerre, en éclatant, révolutionna de fond en comble ce quaker paisible à qui sa secte avait enseigné la haine de la guerre comme un dogme. Il n’eut pas une seconde d’hésitation. Abandonnant derrière lui sa femme, son cabinet de consultations et la clientèle qui le faisait vivre, il prit sa trousse, boucla sa valise, gagna New-York et, sans savoir un mot de français, s’embarqua pour la France. On a vu, par le fragment de lettre que je transcrivais tout à l’heure, à quelle tâche ardue et souverainement miséricordieuse il s’y employa : il rajusta des lèvres, des joues, des mâchoires en lambeaux ; il répara d’horribles mutilations faciales, les plus mortifiantes de toutes ; il repétrit, il remodela des figures devenues méconnaissables et, par-là, réconcilia quantité de pauvres êtres avec leur individu physique, en leur rendant, selon la réflexion poignante de l’un d’eux, le droit d’être embrassés sans dégoût.