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moment, tant qu’il n’y a pas d’attaque proprement dite et que la sensation du péril reste une sensation diffuse, une menace qu’on peut toujours croire lointaine, il n’y a qu’une vraie souffrance : celle de voir mourir près de soi, de voir le sang couler. Mais quand on échappe à cette souffrance, comme, par exemple, dans cette relève, où nous n’avons eu que deux blessés non inquiétans, tout le reste disparaît dans l’espèce d’excitation ou d’enthousiasme que vous insuffle la tranchée. Le reste, — je veux dire la fatigue, la privation de sommeil, la vie rude, la tension de tout l’être, — tout cela s’épanouit dans une certaine fierté. Il n’y a pas jusqu’à la pensée du péril qui ne soit comme un tonique. Le devoir apparaît un peu roide, mais clair et limité comme la tranchée même. Tous les hommes qui vivent dans cette cité austère, close, profonde et hérissée, sentent bien, eux aussi, qu’ils ne peuvent en sortir que par ordre ; ce qui borne leurs pas borne aussi leurs rêves et leurs désirs ; ils ne veulent faire que ce qu’ils ont à faire ; on ne les sent point tiraillés, comme au repos, par des pensées contradictoires : ils sont tout à leur service ; et l’on voit dans les regards cette expression ferme, une et décidée qui est, à elle seule, un réconfort. Voici deux jours que sur cette fourmilière héroïque tombe un soleil royal : les vieilles loques des premiers martyrs reprennent de la couleur ; les fragmens de squelettes qui percent le parapet semblent enchâssés comme dans un ossuaire de gloire ; et sur tous ces tertres de terre usée et sans cesse renouvelée, il y a une admirable lumière d’or qui flamboie. Une âme collective passe à travers ce dédale souterrain, âme de vaillance et de fierté ; et quand, sous le soleil rayonnant de midi, on voit monter la torpille ardente, aiguë et légère, on dirait que c’est l’unanime volonté de vaincre qui monte avec elle.

Je ne sais comment je me suis laissé aller à ces divagations un peu empanachées. Mets-les sur le compte de ces premiers soleils printaniers qui brûlent plus fortement que les autres.


A M. Paul Hazard.

Aux tranchées, ce 1er avril 1916.

Merci de ton petit mot si affectueux, si fraternel, et où j’ai senti une fidélité de cœur dont tu sais bien, n’est-ce pas ? où trouver la réciproque. Moi aussi, je pense à toi et je parle de