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âcre qui vous prend à la gorge, le bruissement incessant des grosses mouches vertes qui s’agitent sur ces débris, vous rappellent assez où l’on est. Et dire que des hommes vivent là-dedans, dans cette terre cadavérique, dans cette tragique insalubrité que le soleil multiplie et fait rayonner ! A travers les étroits boyaux, on voit passer des hommes avec la petite flotte en cuivre des vignerons qui vont sulfater les vignes : ils arrosent de chlore et de désinfectans ces vignes de la mort. Et pourtant la vraie vigne touloise y pousse encore. Dans cette terre engraissée de sang et que brûle le soleil, tout pousse brutalement. Entre les créneaux, parmi les vieux sacs, les équipemens abandonnés, dans la pourriture et les détritus, au milieu du chaos creusé par les marmites, on voit des pieds de vigne, ou plutôt des rejetons d’une verdeur admirable. Plus loin ce sont d’énormes trochées de pommes de terre, et surtout des champs de coquelicots, d’un rouge magnifique, étincelant, qui semblent être comme l’épanouissement de tout le sang qui arrosa cette terre. Qu’une vie humaine paraît peu de chose, et chose insignifiante, dans ce pêle-mêle de cadavres, de renouveau printanier et d’activité insouciante ! car tout le long de ce sanglant dédale, de jeunes « poilus, » qui ne disent peut-être pas tout ce qu’ils sentent, et qui peut-être ne sentent plus, dorment paisiblement, plaisantent, ou font la manille, en attendant la bombe qui va les meurtrir.


A sa sœur.

En campagne, ce 26 juin 1915.

Cette lettre viendra te porter vendredi l’expression d’une tendresse plus fraternelle et plus compatissante que jamais. Pauvre amie, je ne sais si de Fribourg j’aurais pu, en autre temps, venir jusqu’à toi pour ce premier anniversaire de douleur ; mais je souffre ici d’être rivé à mon devoir et de ne pouvoir aller t’embrasser. Même loin de toi, si j’étais seul avec M… dans l’intimité de notre chez nous, nous passerions ensemble une journée recueillie, où nous aurions revécu les grands souvenirs de l’an dernier et admiré ensemble la grandeur de cette mort qui fut tout à la fois si navrante et si belle. Ce qui me sera pénible, c’est de ne pouvoir parler avec personne de ce passé, car j’aime mieux le silence que certaines sympathies