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personnes prudentes ont-elles fait creuser des tranchées et des abris bétonnés dans leur jardin…

Cette évocation des zeppelinades ne m’empêcha point de dormir, mais, vers deux heures et demie, je fis un rêve singulier : il me sembla que j’étais dans mon appartement de Paris et que des domestiques insolens battaient des tapis aux fenêtres et troublaient le repos nocturne. Je crois que l’indignation me réveilla ! Ma chambre était toute noire. L’électricité était coupée, et le bruit sourd, vaguement perçu et déformé par le rêve, résonnait plus sonore et faisait vibrer les murs.

Instantanément, je reconnus ce bruit du canon que j’avais entendu, pour la première fois d’aussi près, certain jour d’avril 1909, à Constantinople. Ce jour-là, j’avais cru que l’ascenseur de l’hôtel s’était brusquement décroché ! Est-il écrit que mes impressions de guerre seront toujours prosaïques et que le mode lyrique, pour les exprimer, me restera interdit ? Cette idée qui me fit rire de moi-même m’enleva toute espèce d’appréhension ; j’allumai ma petite lampe électrique et je vis sortir des ténèbres ma chambre sans beauté où le roi Constantin et la reine Sophie me regardaient fixement, dans leurs cadres à couronne. Dehors, la canonnade redoublait. A l’intérieur de l’hôtel, c’étaient des claquemens de portes et des pas pressés par les couloirs. Je songeai :

« C’est le zeppelin ! »

C’était lui. En ouvrant ma fenêtre, qui donne à l’angle d’une petite rue et du quai Niki, je l’aperçus, presque au-dessus de l’hôtel, me sembla-t-il, volant vers la rade, dans la féerie à grand spectacle des obus, des shrapnells, des fusées et des projecteurs. Le « divertissement » annoncé m’était offert, et je ne l’imaginais pas aussi magnifique. Dans la nuit fraîche et claire, aux légers nuages, du golfe où, tous feux éteints, les bâtimens s’esquissaient, noir sur gris, d’immenses rayons jaillissaient, rigides, éblouissans, mobiles, épées d’archanges, glaives de lumière phosphorescente, qui se rejoignant, se séparant, rayant le ciel, cherchaient le requin argenté, de l’air, le monstre qu’ils rendaient visible en le touchant. L’ennemi veut fuir. Il glisse entre les nuages, comme le squale entre deux eaux. Les glaives le dépistent, le fascinent, le clouent brusquement, cible offerte aux bombes, en leur pâle clarté brillante, qui bouge avec lui. Et, de toutes parts, dans l’ébranlement des