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des chantiers ; voici des hôtels en style turco-boche qui se hérissent de kiosques, se boursouflent de prétentieux balcons et se vantent, — combien à tort ! — de posséder tout le confort moderne.

Il y a un autre Salonique, celui que l’on aperçoit, par les coupures des ruelles perpendiculaires au quai, celui qui superpose ses maisons peintes, ses minarets, ses dômes, ses cyprès, sur la déclivité de la colline. Mais, si loin et si près, il ne doit pas détourner notre curiosité attentive de ce quartier où nous sommes, où nous resterons aujourd’hui, quartier du Port, surgi de la mer, sur les ruines de l’ancienne muraille maritime, quartier qui se croit européen et qui est seulement levantin. La laideur des architectures, des tramways à trolleys, des fiacres sales, des costumes à la franque, a profondément déçu la plupart de mes compatriotes, et je suis tentée, par momens, de suivre le conseil qu’on me donne, de regarder surtout le beau golfe, d’un azur inégal, ceint de montagnes mauves et tout chargé de vaisseaux. Que les barques rondes des Iles me plaisent à voir, aussi pressées contre le parapet du quai, avec leurs grosses coques, sculptées et bariolées, leurs noms jolis comme des poèmes, leurs mâts qui font des hachures claires sur le fond bleu obscur de la rade ! Les bateliers dorment, couchés, face au ciel, ou sucent des oranges dont les écorces pointillent d’or l’eau mouvante, émue par le coup de brise de cinq heures. Sur les dalles, un peuple de guenilleux, coiffés de chiffons en lambeaux, poitrine nue et jambes nues, se prélasse, s’insulte, se provoque par des injures effroyables, dans tous les dialectes méditerranéens. Un chanteur module une romance aiguë et tremblotante. Des enfans tsiganes, couleur de cigare, demandent l’aumône, acharnés comme des taons. Des femmes à larges pantalons, réfugiées de Thrace ou de Macédoine, tendent les mains, sans rien dire. Et la foule dominicale, indifférente, continue sa promenade, un peu moins lente, parce que l’heure approche où il convient de s’asseoir devant les pâtisseries et les cafés.

Suivons cette foule jusqu’à la place de la Liberté, place qui n’est guère qu’une large rue, prolongée par la rue Venizelos. En face de l’Escalier de marbre, où les vedettes des bateaux de guerre vont accoster tout à l’heure, où déjà les marins se rassemblent, entre deux petits kiosques, sur l’embarcadère inondé d’embrun, la place de la Liberté concentre toute la vie