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— Mais, ajoutait la personne par qui je fus instruit de ces détails, vous devinez ce qu’une semblable situation doit avoir parfois d’irritant pour une nature aussi indépendante que celle de cet ancien coureur-des-bois. Elle a certainement été pour beaucoup dans l’aggravation de son mal. Lui, cependant, savez-vous de quel remède il s’est avisé ? Eh bien ! condamné à garder le silence pour son compte, il s’est vengé en faisant bavarder son pinceau. Son hymne à la France, qu’il lui était interdit d’exhaler, en sons, il s’est mis à l’entonner en couleur. Oui, si vous pouviez glisser un coup d’œil dans la chambre où il est consigné, vous y verriez, à portée de son chevet, une toile aux trois quarts achevée, dont la composition gonflerait de joie votre cœur de Français. Les Indiens, il va sans dire, n’en sont pas absens : vous ne voudriez pas que Farny, leur peintre national en quelque manière, se rendît coupable d’une infidélité envers ces « Enfans de toujours, » comme les appelle votre Chateaubriand. Mais ils sont rélégués, cette fois, à l’arrière-plan ; et la figure maîtresse, celle qui remplit la scène et concentre sur elle toute l’attention, l’âme du tableau, en un mot, c’est, vous l’avez pressenti, un Français, un magnifique Français de France, Robert-René Cavelier de La Salle, une des personnifications les plus complètes de la vigueur ailée, de la souplesse éternellement jeune et du charme irrésistible de votre race, le premier, missionnaire de civilisation dont les masses mouvantes du Mississipi aient reflété l’image depuis leur source jusqu’à la mer. Comme bien vous pensez, dans ce Français d’il y a deux cents ans, ce que Farny prétend incarner, c’est la France elle-même, la France de tous les temps, mais, plus spécialement, la France de la minute actuelle, si calme, si digne, sereinement souriante dans son épreuve, et communiquant à l’univers entier, muet d’admiration, la certitude qu’elle n’en peut sortir que victorieuse. Aussi a-t-il eu soin de le prendre à l’heure la plus critique de sa destinée. Pour atteindre le fleuve de ses rêves, le Père des fleuves, dont la découverte doit assurer à son pays la possession d’un monde, La Salle a commencé de descendre en barque le cours supérieur de l’Ohio, affluent du Mississipi, et, déjà, il croyait humer dans l’air l’arôme des terres nouvelles, promises à son intelligente audace, quand, soudain, des rapides d’une violence inusitée ont arrêté sa navigation. Les rameurs indiens, épouvantés, ont