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sur les individus comme sur les choses. Le Nouveau Monde est pareillement le monde de la perpétuelle nouveauté.

Or, si, dans les conditions ordinaires, il est difficile de pénétrer la psychologie d’un peuple dont la complexité dans l’espace n’a d’égale que sa mobilité dans le temps, on devine à combien de chances d’erreur on s’expose, pour peu que l’on s’avise de vouloir démêler son état d’âme de spectateur lointain, et soi-disant désintéressé, en présence de la formidable crise qui, depuis deux ans, bouleverse l’Europe. Comme c’est, — au moins en partie, — ce que j’ai dessein de tenter dans ces pages, en tâchant d’y caractériser aussi fidèlement que possible l’attitude de l’Amérique à l’égard de la France, d’après les témoignages que j’en ai pu noter au jour le jour durant une campagne de plusieurs mois sur l’autre rive de l’Atlantique, on ne s’étonnera pas si je tiens à spécifier, tout d’abord, que ces témoignages valent uniquement pour les périodes auxquelles ils se réfèrent et pour les milieux où je me suis trouvé en position de les recueillir.


Le hasard a permis que je fusse appelé à faire deux tournées successives de conférences aux Etats-Unis, l’une en 1915, l’autre en 1916. La première comportait un cours régulier d’un trimestre à l’Université de Cincinnati. A l’époque où j’avais pris l’engagement d’aller professer ce cours, j’étais, comme la plupart des Français, à mille lieues de prévoir quel effroyable cataclysme s’apprêtait à se déchaîner sur notre pays. La guerre éclata. Pas un instant je ne doutai que l’Université de Cincinnati ne s’empressât de m’accorder une sorte de moratorium moral. J’écrivis en ce sens à son président, le docteur Dabney, lui confiant que je venais de donner l’accolade du départ à mes trois fils et âmes trois gendres, que je demeurais au foyer le seul homme près de qui se pussent rallier mes filles, et que le fait de m’expatrier dans de semblables conjonctures m’apparaissait, en vérité, comme une désertion. L’avouerai-je ? En lui demandant de me rendre ma liberté, j’étais intimement persuadé qu’il ne serait pas fâché, lui non plus, de recouvrer la sienne. Sur une population de cinq ou six cent mille habitans, Cincinnati en compte un bon, disons, si vous voulez, un mauvais tiers de souche germanique, si bien que le satirique anglais