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vides. La mort, par endroits, avait séché jusqu’aux plantes des jardins abandonnés. A H…, où nous nous étions arrêtés pour essayer encore d’aller jusqu’aux tranchées, on nous montra le potager roussi du presbytère : les lourdes fumées du chlore allemand avaient roulé jusque-là.

A traverser cette plaine immense de Champagne, on avait bien plus le sentiment de la grande guerre, de la bataille continuelle sur toute la largeur de la France, que dans les forêts d’Argonne, où la vue est confinée, où la lutte prend un caractère pittoresque et tout local. On savait qu’une partie de l’étendue visible était occupée par l’ennemi. Dans l’Est et dans l’Ouest, on pouvait suivre ses positions à perte de vue ; on se disait qu’elles se prolongeaient ainsi par-delà beaucoup d’horizons, — et l’on imaginait un peu la longueur et la continuité de la ligne où deux mondes s’affrontent.

Quelques saucisses la jalonnaient, grises dans la grisaille de l’espace, et qu’on aurait prises pour des points de vapeur plus épaisse dans un ciel ennuyeux, où rien ne semblait plus devoir jamais changer. Au-dessus de la plaine où rien non plus ne remuait, elles portaient les yeux des invisibles armées, des yeux occupés, toujours, à scruter le paysage, à y épier, au loin, le moindre signe de l’adversaire, et dont chaque impression utile se communique instantanément, par le filet et puis le réseau nerveux du téléphone, au cerveau central qui enregistre, assemble tout et commande.

Le caractère du pays changeait. De sombres ondulations se levaient dans le Nord : en face de la montagne de Reims, Moronvilliers, Nogent-l’Abbesse, d’où les vues de l’ennemi s’étendent sur cette partie de la plaine. Aussi les routes se masquaient-elles de plus en plus, derrière des écrans bientôt ininterrompus de paillassons, et l’on arrivait toujours à une sentinelle qui vous empêchait de pousser au-delà. Il fallait chaque fois tourner à gauche, gagner des chemins plus à l’Ouest pour atteindre enfin une certaine colline qui était notre but, car elle commande toute la Champagne, et l’on y voit se déployer, comme sur une carte, un des grands théâtres de la guerre.


En ce haut lieu, nous avons passé les dernières heures de la