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peine. Ces demeures semblaient avoir été là de tout temps, à la fois mystérieuses et naturelles, comme celles de quelque animal inconnu de la forêt. Au-dessous, en houles de feuillages, descendait très bas et très loin le peuple des hêtres. On ne voyait que la face qu’ils présentent au ciel, tous les grands dômes lustrés que le vent çà et là remue, ouvrant, comme en d’épaisses graminées, des profondeurs tressaillantes. On était là, semblait-il, très loin d’aujourd’hui et de tout ce qui nous obsède ; on entrait dans la paix et l’indifférence des choses que l’homme n’a point faites. Les lents mouvemens de toutes ces vertes têtes fraternelles semblaient ceux d’un long rêve engourdi. Et puis, si l’on se retournait, dans le profond demi-jour, parmi les fougères et les colonnes grises de la futaie, on voyait des feux comme ceux qu’allument les bûcherons en automne, des n’animes claires, jaillissantes, et des fumées. Mais de ces fumées le bleu sourd, par en bas, semblait persister, immobile, — et l’on reconnaissait, au second coup d’œil, des groupes de soldats assemblés à l’heure de la soupe. Sans doute les voix s’étaient tues à l’approche des officiers.

Plus loin, nous arrivions, comme la veille, à l’extrême bord d’un plateau ; mais, cette fois, c’était la fin de l’Argonne. Sur la gauche, un dernier éperon s’avançait, enveloppant de noirceur luisante un profond repli de la forêt. A droite, elle reculait derrière nous, dans la direction de la Fille-Morte, dévastée de ce côté par un coup de mine : long cratère où le regard ne rencontrait que cendres blêmes et scories. Mais en bas, dans l’Est et le Sud-Est, la plaine bleuissait à d’infinies distances, et la vue de ce libre espace remuait plus que tout ce qu’on avait aperçu dans les bois des images de la guerre. Cette claire étendue qui s’en allait vers la Meuse, c’était un morceau de la France captive…

On se penchait pour mieux regarder, écouter. Oh ! l’étrange, l’anxieux silence ! Avaucourt et son bois tragique étaient à deux lieues, mais autour de Verdun les canons se taisaient ce jour-là. Rien de vivant en vue, rien seulement qui remuât. Une immense solitude. Tout en bas, des villages détruits (Varennes, Boureuil, Vauquois où l’on s’est tant battu), une toute petite portion, — et qui semblait si grande ! — de la ligne de ruines qui s’allonge continûment, de la mer du Nord à la Suisse. Toujours la même désolation : des pignons debout, des