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Cet homme, si maître de soi, que les vicissitudes les plus diverses ont toujours trouvé ferme et droit, ne peut dominer l’émotion qui l’étreint. Il va quitter la terre serbe, emmener à l’étranger le Gouvernement, l’armée… Ses souffrances morales donnent à son masque sévère, à sa longue barbe blanche, un aspect tragique. Un instant, nous restons silencieux devant cette douleur ; mais notre entrée a fait sortir le président du Conseil de son rêve ; d’une voix éteinte, il dit ses tristesses, son angoisse devant la gravité du moment, ses appréhensions pour l’avenir : « C’est l’image de la Serbie qui va s’embarquer, » répète-t-il ; mais peu à peu les ministres serbes, abattus, déprimés, désemparés, viennent se grouper autour de M. Pachitch comme s’ils cherchaient un appui, un réconfort. L’un d’eux, en entrant, tombe frappé par tant d’émotions ; on couche le malade sur le petit lit de fer qui servait de siège à quelques-uns de ses collègues ; des soins le raniment bientôt, et l’inquiétude que cet accident avait fait naître disparaît heureusement.

Maintenant la petite pièce est comble, mais aussi pleine de silence. Nous laissons M. Pachitch et ses ministres à leurs pensées. Il est huit heures. L’amiral, qui s’est retiré dans la petite maison où il s’est établi près de la douane, a l’attention d’inviter le président du Conseil et les quatre ministres alliés à partager son dîner. M. Pachitch remercie ; il n’a pas faim. Mes trois collègues se rendent avec moi à l’invitation ; le vent souffle toujours avec rage ; la pluie glaciale coupe nos visages ; il faut que de vigoureux matelots nous soutiennent pour nous faire escalader dans l’obscurité les quelques rochers sur lesquels est accrochée la baraque de l’amiral. Réconfortant dîner ! on oublie un instant les fatigues et les émotions de la journée et, tout en mangeant, on écoute les récits de l’amiral. Il dit comment la Ville-de-Bari et la Ville-de-Brindisi sont arrivées, il y a huit jours, avec leur chargement de farine et le pain de guerre pour les Serbes et les Monténégrins, et comment, en entrant dans le port, la Ville-de-Brindisi, ayant touché une mine, a sauté et sombré en quelques minutes. On voit encore ses mâts émerger au-dessus de l’eau dans le port, devenu, depuis les attaques de la flotte autrichienne, un véritable cimetière de navires. La Ville-de-Brindisi avait de nombreux passagers : infirmières américaines, volontaires monténégrins arrivant d’Amérique ; beaucoup disparurent avec le bateau, d’autres se