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s’allonge interminable ; bientôt d’ailleurs elle est si encombrée que nous n’avançons plus qu’avec difficulté ; il faut lutter pour se frayer un passage à travers le lent et continu défilé de chars à bœufs, de voitures et de convois de chevaux ou d’ânes portant les milliers de caisses de biscuits elles sacs de farine hâtivement débarqués de la Ville-de-Bari et dirigés vers les cantonnemens des troupes serbes. Mais voici qu’aux convois se mêlent des soldats ; ils marchent, ils marchent en file ininterrompue ; ils ont la tête basse, la mine farouche ; leurs officiers en nous croisant nous regardent d’un air sombre ; que se passe-t-il dans ces cerveaux ? Nous ne devions le savoir qu’en arrivant à Médua : ces malheureux refaisaient dans un morne silence le chemin qu’ils avaient, dans la matinée, fait si gaiement en chantant ; ils avaient vu le bateau sauveur ; déjà ils étaient rangés sur la rive prêts pour l’embarquement, quand un contre-ordre était venu ; ce n’était plus des soldats serbes que devait prendre à son bord la Ville-de-Bari, mais M. Pachitch, ses ministres, quelques députés avec leur famille et le corps diplomatique. Quelle ne dut pas être la déception de ces hommes ! et comme on comprend la tristesse qu’avait pour eux l’étape du retour vers ces cantonnemens de misère qu’ils avaient cru avoir abandonnés pour toujours !

L’embarquement de l’armée devait commencer dès le, lendemain. En moins de cinq semaines, elle devait être tout entière transportée à Corfou, sans un seul accident, grâce à l’activité de la flotte des Alliés et particulièrement au zèle incomparable de la marine française.

Longtemps nous marchâmes sous le regard de ces soldats, obsédante vision dont le souvenir fait mal. Mais la nuit était venue ; à l’approche de la mer, nous sentions le vent se lever, bientôt il souffla en tempête ; nous traversions un véritable grain de neige fondue, de pluie glaciale ; sous cette rafale les chevaux hésitaient ; nous avancions avec peine et dans l’obscurité, nous ne pouvions plus suivre nos gendarmes. Il fallait à chaque instant s’interpeller, s’appeler, pour s’assurer que la caravane était au complet. Subitement dans cette pluie sinistre, des lumières pointent de tous côtés. Assez près de nous sur la gauche, les feux d’un bateau ; de la terre on échangeait avec lui des signaux lumineux ; nous étions donc enfin à Saint-Jean de Médua dont nous ne distinguions pas encore les quelques