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un en ce moment et, sans un regard sur la bête qu’il abandonne, il continue sa marche vers la mer. Un instant le cheval reste couché, puis, comme dans un mouvement de lassitude et de désespoir, il se jette sur le côté et, quand on passe auprès de lui, on le voit la tête étendue sur le sol, l’œil éteint, la bouche haletante. Il meurt et, quelques mètres plus loin, un autre meurt comme lui. Ceux qui nous ont suivis sur cette route d’épouvante ont vu des hommes mourir. Cette tristesse nous a été épargnée, mais bien des vivans ne valaient guère mieux que des morts parmi les soldats des cantonnemens d’Alessio.

Vers une heure de l’après-midi, nous faisons une courte halte à Kakarich dans la chaumière où le colonel Givanovitch a installé l’état-major de sa division. Là, nous apprenons que le Gouvernement a passé il y a peu de temps. Partis à trois heures du matin de Scutari, M. Pachitch et ses collègues avaient l’intention de s’arrêter à Alessio ; mais, la nouvelle, s’étant répandue qu’un bateau était arrivé dans la matinée à Saint-Jean de Médua, ils s’étaient décidés à aller directement jusqu’à la mer, car ils supposaient que le bateau signalé était celui que le Gouvernement et les ministres alliés attendaient pour s’embarquer.

A partir de Kakarich, la route devient mauvaise ; des fondrières ralentissent notre marche, et ce n’est que tard dans l’après-midi que nous apercevons de l’autre côté du Drin la forteresse d’Alessio. A quelques centaines de mètres du pont d’Alessio, nous rencontrons le médecin-major Blanc ; il nous confirme que la Ville-de-Bari chargée de pain de guerre et de farine est arrivée dans la matinée à Saint-Jean de Médua et qu’elle doit repartir dans la soirée avec des soldats ; le docteur suppose que les contre-torpilleurs italiens qui escortent ce petit transport sont destinés à embarquer le gouvernement serbe et le corps diplomatique ; ce dont il est sûr, en tout cas, c’est du départ des 1 200 soldats dont il vient de passer la visite ; il les a vus quitter Alessio et se mettre en route en chantant ; il pensé qu’ils sont maintenant en train de monter sur le bateau qui les conduit vers le salut.

Il n’y avait pas une minute à perdre ; un bateau était à Médua ; il fallait aussitôt que possible arriver à la mer ; la caravane se hâte. La fatigue avait déjà commencé à se faire sentir ; la pensée du bateau sur la rade nous rend des forces ; on presse les chevaux ; mais la route tourne autour de la baie et