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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

raient en guirlande des enfans nus. On lisait : Potage à la reine. Asperges. Truites au bleu, sauce hollandaise. Pommes nature. Vol-au-vent Toulouse. Choucroute garnie à l’alsacienne. Gigot de chevreuil. Salade. Buissons d’écrevisses. Bombe. Biscuit. Fromages assortis. Fruits. Dessert. Café. Liqueurs. Cigares. Et des vins trop longs à énumérer. Bon appétit, Messieurs !

Devant chaque assiette, sept verres, depuis la flûte, en passant par la coupe, jusqu’au verre trapu, démocratiquement assis sur son large fond, car il y a les gros vins rouges, et ceux qui aiment à s’étaler pour faire l’étoile, et ceux qui aiment à mousser dans un cristal étroit comme une bague.

Un bruit, soudain, discret à la table des notables, sans merci à celle des vignerons : le potage qu’on absorbe. Et c’était vraiment beau de voir ces faces cuites au soleil, ces serviettes déployées comme des drapeaux, ce rythme des bustes, des coudes au travail, ces lèvres suçant les moustaches. On se regardait alors paisiblement. Et l’on ne disait pas grand’chose. Ne convient-il pas d’attendre sans fièvre le moment où l’âme des flacons, transvasée, chatouille le cœur, délie les langues ? Être l’hôte de Joseph Klug, propriétaire à Reichburg, on le sait, ce n’est point une sinécure. Autour de sa table, pour réduire en taupinières les montagnes d’asperges, ne sont admis que les hommes sérieux, et non ces moulins à paroles qui ne savent point affronter la mangeaille. On se regardait à nouveau, les lèvres égayées de graisse fine.

Manches retroussées, les femmes des vignerons apportaient les plats de choucroute où tremblaient les tranches de lard, où s’arrondissaient voluptueusement les saucisses. Et il y avait aussi Lina, la plus belle fille de Reichburg, qui offrait les sauces en baissant ses chastes paupières, peut-être pour montrer la longueur de leurs cils. Quand elle daignait les soulever, alanguie, elle montrait des yeux d’un bleu si tendre qu’on en gardait le cœur amolli. Galant, VVeiss fredonnait une chanson où l’on parlait de bleuets, de ciel de printemps. Et Lina souriait, glissait le long de la table, revenait, inclinait sa nuque grasse, ses tresses blondes.

— Vous voyez ce grand jeune homme, là-bas, disait Klug à Weiss, ce grand à moustache noire, celui qui ne quitte pas la Lina de l’œil ? C’est son fiancé, Gustave Badwiller. Ils se sont promis il y a huit jours, pendant les effeuilles. Ah ! il y en a de