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Esclavons les compositions charmantes où le pinceau de Carpaccio avait, avec tant de grâce pittoresque, raconté les épisodes de la légende du saint, et de l’église de Saint-Sébastien, les chefs-d’œuvre qu’y peignit Véronèse. La Vierge exquise de Giovanni Bellini a quitté l’église des Frari, comme l’a quittée la Vierge glorieuse que Titien peignit pour la famille Pesaro. Les Tintoret innombrables qui décoraient la Scuola di San Rocco ont émigré ailleurs, comme ont émigré tous les tableaux de prix que conservaient toutes les églises de Venise. Les merveilles du Trésor de Saint-Marc, les émaux précieux, les ivoires rares, les verres admirables et fragiles, toutes les richesses que rapporta, de l’Orient conquis, le génie pratique des Vénitiens, ont trouvé un abri sûr, et pareillement la Pala d’Oro n’étincelle plus au-dessus du grand autel de la basilique. La bibliothèque Marcienne a envoyé loin de Venise ses plus beaux manuscrits, ses livres les plus rares ; l’Archivio di Stato a mis en lieu sûr les plus anciens, les plus illustres de ces documens, dont les séries innombrables racontent toute l’histoire de la République. Les collections particulières s’en sont allées. Le merveilleux Giorgione du prince Giovanelli a quitté Venise, comme le célèbre portrait de Mahomet II, orgueil de la collection Layard, que peignit Gentile Bellini. On peut dire qu’aujourd’hui, il ne reste pas à Venise, — ou presque, — un tableau de prix, un monument, parmi ceux qui étaient transportables, ayant une valeur pour l’histoire ou pour l’art. Et sans doute, ce déménagement prodigieux de toutes les richesses artistiques de la cité ne s’est point accompli sans quelques protestations, sans quelques plaintes. L’événement a montré amplement combien ceux qui le décidèrent ont eu raison.

Ce n’est point pourtant sans émotion qu’on visite aujourd’hui les lieux qui conservaient ces chefs-d’œuvre et où, le long des murailles nues et vides, l’œil cherche instinctivement, à leur place coutumière, les peintures aimées. La bibliothèque de Saint-Marc ne montre plus ni le bréviaire Grimani aux délicieuses miniatures, ni les manuscrits fameux que le cardinal Bessarion légua à la République Sérénissime. Au vieux couvent des Frari, la Salle diplomatique de l’Archivio di Slato ne présente que des vitrines vides, là où s’alignaient jadis les documens vénérables, orgueil de la cité, témoignage de la gloire et de l’habile politique de Venise. A l’Académie, les salles