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sur Venise, la ville redevient vivante. Sur le quai des Esclavons, le long de la lagune, les promeneurs apparaissent comme aux soirs paisibles d’autrefois ; sur la place baignée de clarté, un peu d’animation renaît ; et dans la lumière de rêve qui les enveloppe, les monumens, gloire de Venise, retrouvent, malgré les échafaudages protecteurs qui les défigurent, la grandeur ou la grâce de leurs lignes familières. Des musiques légères s’échappent de l’intérieur dus cafés ; dans la nuit limpide et douce, Venise reprend sa poésie coutumière et son charme sentimental d’autrefois ; et il semble presque qu’on oublie la guerre. Mais regardez à la façade de Saint-Marc qui se tourne vers la Piazzetta. La lampe qui, devant l’image en mosaïque de la Vierge, s’allumait chaque soir, depuis tant de siècles, sous l’arcade de marbre, est éteinte aujourd’hui. L’icône vénérée se cache derrière un lourd pilier de maçonnerie, qui la protège et soutient le léger baldaquin de marbre où elle s’abrite. Et cette image absente, cette flamme éteinte en disent plus long que toutes les paroles. Et ce n’est point davantage la gaieté des soirs d’autrefois, où les promenades en gondole étaient si douces sur la lagune lumineuse, où dans la nuit montaient des chansons ; il y a parmi les promeneurs du silence et comme un peu d’angoisse. C’est que ces soirs limpides de pleine lune, ces soirs charmans et tendres rendent, — et chacun le sait, — plus redoutable encore la menace suspendue sur Venise. Et on les aime peu, ces beaux soirs de clair de lune, qui présagent l’attaque possible des oiseaux ennemis dévastateurs.


Du jour où l’Italie se fut résolue à la guerre, ce fut un des grands soucis du gouvernement italien d’assurer, du mieux qu’il serait possible, la protection de Venise, de ses monumens, des chefs-d’œuvre qui sont sa gloire. Systématiquement, par un prodigieux et admirable effort, on a transporté ailleurs, on a mis en lieu sûr toutes les richesses artistiques de la cité. Le musée de l’Académie s’est vidé des toiles qui en étaient la parure, le musée Correr des trésors où s’évoquait toute l’histoire de Venise. On a enlevé des plafonds et des murs du palais ducal les peintures fameuses où les Titien et les Véronèse, les Palma et les Tintoret avaient immortalisé les victoires et la gloire de la République. On a retiré de Saint-Georges des