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DANS
VENISE BOMBARDÉE

Peu de choses sont, à l’heure actuelle, plus impressionnantes que d’arriver à Venise lorsque la nuit est close. Dès Padoue, le train s’enveloppe d’ombre ; les rideaux sont tirés, les stores baissés, pour masquer toute lumière indiscrète et révélatrice. À Mestre, pour la traversée de la longue digue qui unit à la terre ferme la cité des lagunes, la lumière électrique se réduit à une vague lueur, tamisée par des globes de verre bleu. À Venise, la gare est sombre et les rares ampoules bleues qui l’éclairent semblent faire l’obscurité plus opaque encore. Et quand on sort sur le quai, c’est la nuit, la nuit absolue et profonde, sur le Grand Canal et sur la ville entière.

Venise fut toujours une cité de silence. Le silence y est aujourd’hui plus profond que jamais et presque angoissant. De la station au pont du Rialto, la gondole glisse doucement sur l’eau enténébrée du canal ; pas un bruit ne s’entend, pas une embarcation ne passe, pas un appel de gondolier ne retentit et le canal désert semble, dans la nuit, plus large encore et presque inquiétant. Pas une lumière ne brille aux fenêtres soigneusement closes des palais ; pas un fanal ne s’allume au détour des canaux ; pas une lampe pieuse même ne met sa lueur discrète aux pieds de quelque image d’une madone révérée. Partout c’est la nuit, le désert, le silence. Sur les petits canaux qui, du Rialto, mènent vers la place Saint-Marc, l’ombre, entre les hautes murailles qui les bordent, se fait plus épaisse encore ; de grands trous sombres s’ouvrent, où les maisons et l’eau semblent se confondre ; çà et là seulement, quelques rares ampoules bleues piquent