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Montaigne. Il est hors de doute qu’on y a goûté, à l’étranger comme en France, la grâce incomparable d’un style perpétuellement inventé. Mais l’œuvre n’aurait pas eu un succès aussi unanime et aussi constant, si elle n’avait pas été avant tout, comme le disait si bien Amyot d’un autre livre, « un cas humain représenté au vif. » « Tout homme, déclarait Montaigne, porte en soi la forme de l’humaine condition, » et c’est pour décrire cette « forme » d’humanité générale qu’il s’est analysé lui-même avec cette complaisance un peu narquoise, que certains ont pu juger « haïssable, » mais où la plupart des lecteurs ont trouvé tant de charme. Pour la première fois, dans un ouvrage écrit en langue « vulgaire, » on voyait enfin transparaître, peinte au naturel, une âme totale ; on se reconnaissait en elle ; chacun faisait son profit de cette riche expérience morale ainsi mise au service de tous ; on admirait cette manière d’écrire « toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie. » Bref, « on fut tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur, et on trouvait un homme. » Jamais peut-être le mot célèbre ne s’appliqua plus justement.


Quelques années se passent ; la littérature classique naît et s’organise ; le Cid, cette fleur immortelle de jeunesse, inaugure la longue suite des grandes œuvres tragiques. Veut-on voir en quoi s’y exprime la pure tradition du génie français ? Qu’on le compare au drame espagnol, d’où Corneille l’a tiré. A bien des égards, le Cid pourrait être défini une « adaptation » ou une « transposition » de la pièce, d’ailleurs fort belle, de Guillen de Castro. Mais comme cette adaptation est libre, et cette transposition originale ! Une vaste épopée dramatique, bigarrée, pittoresque, dispersée, inégale, pleine de détails de mœurs qui surprennent ou qui choquent, où l’invraisemblance et le mauvais goût fleurissent avec une luxuriante ingénuité, voilà l’œuvre espagnole. Corneille abrège, réduit, concentre ; il ramène à l’unité d’une forte action scénique la multiplicité des incidens et des épisodes ; il simplifie le sujet, l’intrigue et le style ; il rapproche de nous les personnages ; il approfondit les caractères ; il élimine impitoyablement tout ce qui, dans son modèle, est trop barbare, trop local ou trop espagnol ; il met en pleine lumière l’intérêt psychologique et moral de la donnée qu’il exploite. En un mot, par tous les moyens en son pouvoir,