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des corbeilles pour le papier, la profondeur des puits, en mètres, et centimètres, des ossemens numérotés, toute l’histoire de ces murailles avec l’affirmation qu’elles furent dressées dans les temps allemands, abattues par les Français et rétablies dans leur splendeur par les Allemands. Je ris. J’ai tort. Les hommes qui font cela sont redoutables. Le jour où un chef leur criera : Debout !… ils se lèveront jusqu’au dernier, ils marcheront comme des machines et ils écraseront tout sur leur passage. Ah ! jetons-nous à travers bois, à la rencontre de la belle et libre nature !

On s’essoufflait à le suivre. Ce géant sentimental ployait les jeunes cytises pour s’ensevelir dans leur or, embrassait les genêts, courait après les papillons, jetait son chapeau au soleil en poussant de sauvages clameurs. Tiré en avant par une force enthousiaste, la veste sur le bras, le gilet rebondi, les manches de sa chemise gonflées par le vent, la canne en l’air, il allait à grandes enjambées. Et soudain, vivement retourné :

— Qu’est-ce que vous racontez à ma fille, Reymond ? Hein ? Inutile. Je ne la donnerai qu’à un Alsacien.

Les jeunes gens rougissaient. Déjà Weiss se livrait à un nouveau jeu. Agenouillé derrière un tronc, il imitait à s’y méprendre l’appel du coucou. Bientôt, un bel oiseau apparaissait qui voletait, inquiet, de branche en branche.

— C’est la femelle… Déception, ma belle, Weiss n’est qu’un homme. Va-t’en à la recherche du bel inconnu !

Infatigable, le géant à barbiche ! Du doigt, penché sur le sol, il montrait des grains de café semés sur la mousse, « Voyez, ça brille, c’est frais… Bien alignés, à cinq centimètres les uns derrière les autres… Il courait bien, le lièvre !… Le chevreuil, c’est plus allongé. » L’instant d’après, la même barbiche apparaissait devant les becs ébahis d’une nichée de piverts installée au creux d’un arbre.

Suzanne disait à Reymond :

— Ce papa ! Essayez donc de vous ennuyer quand il est là ! Je comprends si bien sa joie ! À force de vivre dans la contrainte, de taire ses sentimens, on réagit à certaines heures, on éprouve le besoin de chanter, d’interpeller les arbres, de créer de la fantaisie. Je me demande si vous pouvez vous mettre à notre place. On est si heureux, en Suisse.

— Peut-être trop. Il m’arrive d’envier les Alsaciens. Vous souffrez, mais vous vivez triple.