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l’aguet. A la vue du général qui nous précède en se baissant sous la voûte, ils ont pris, — c’est le règlement, — la position active : l’un à genoux, présentant le ruban d’un chargeur, l’autre plié sur son arme, le doigt sur la détente, le regard tendu, surveillant l’espace par-delà l’embrasure. Silence, immobilité de ces deux êtres souterrains en leur attitude d’attention. Je ne les ai pas vus se fixer à l’entrée du chef : on dirait que c’est là leur posture constante, dans cette solitude et cette demi-nuit, comme d’une obscure araignée qui ne bouge pas, mais qui guette, au centre de sa toile. Et cette série de pièges, ces filets superposés de fil de fer aboutissant à de telles embuscades, qu’est-ce qu’un réseau de telles toiles tendu par les terribles araignées humaines à travers toute la forêt ?

L’arme luit dans l’ombre, parfaite comme un théorème, en sa précision d’acier : l’une des créations où vient se traduire tout l’effort et le progrès de la pensée humaine. Rien qu’un gros fusil, un tube où le petit doigt n’entrerait pas, et cela fauche les rangs d’hommes comme une inflexible lame d’acier qu’un menu geste de la main promène à droite et à gauche, ouvrant dans les masses qui attaquent des allées vides, des perspectives rectilignes et brusques.

Le général donne un ordre : « A quinze cents mètres ! » Et il ajoute pour nous : « Ça portera chez les Boches et, en tout cas, c’est la règle d’éprouver les armes de temps à autre. » Et tout d’un coup, on dirait que l’étrange créature bondit en jetant ses abois : suite soudaine de coups clairs, secs, assourdissans, dévidés d’un trait, en dix secondes, et dont les murs de ce repaire semblent comme nous subir la secousse. Et puis, rien : le silence. Le ruban d’un chargeur a passé. Vie violente, aveugle, de la rigide bête, soudain réveillée pour son unique fonction qui est de tuer.

Une heure de marche, encore, en zigzag, entre les molles parois d’argile, sur l’infini rondinage où les pieds glissent. Toujours les fins gazouillemens des oiseaux qui ne s’occupent pas de la guerre. Et de temps en temps, dans la forêt démoniaque, encore les mystérieux tonnerres que l’on sent au ras du sol, très près, dirait-on parfois, quand le coup semble tout ébranler de sa secousse ; mais on ne voit jamais rien. Des sortes de cris, étrangement prolongés, des ululemens plutôt, tremblés, saccadés, stridens et qui déchirent l’espace, les