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quelconques et diffuses. J’entrais dans l’ordre systématique et simple de la vie militaire, et déjà j’en percevais les suggestions toniques. Deux ans d’effroyable guerre, — et l’on sentait que la vie de l’armée avait gagné en précision tranquille, que sa force avait grandi avec le temps par la régularité de l’habitude.

Nous filions magnifiquement, à la vitesse des anciens rapides, comme si la guerre n’avait pas produit ses effets ordinaires d’appauvrissement et d’embarras sur les lignes qui desservent le front. Les gardes en tuniques demandaient en saluant les billets. Ce brillant matin, cette vitesse, ces aspects de train de luxe, ce public de gentlemen bien gantés, fumant leurs cigarettes ou absorbés dans leurs journaux… on avait presque l’illusion de partir comme autrefois en vacances. Et puis on se rappelait que l’on courait tout droit vers les pays de ruine et de mort, vers la frange si prochaine encore de ce feu rongeur qui s’est avancé sur notre terre, et que les poitrines de nos hommes ont contenu, commencé de refouler. On se rapprochait de tous les morts qui sont tombés pour que la France vive.

On regardait passer celle France que l’Allemand rêvait de piétiner. Belles campagnes bleuissantes sous le bleu d’un ciel matinal ; profonds prés où des moires ondulent avec les hautes fleurs de l’arrière-printemps ; épaisseurs de jeunes blés dont on voit la tranche droite et claire, clochers lointains, collines à l’horizon : le mieux ordonné, le plus raisonnable et civilisé des paysages.

Une eau parut, une rivière d’idylle, bleue, et dont je regardais avec ravissement, sans penser à rien, les méandres. Et soudain la pensée de son nom, — un nom sacré, et que toute l’Histoire répétera comme celui de Salamine, — la Marne, cette douce, élégante rivière… Derrière son fossé, les Français sont venus se reformer pour l’attaque, et la civilisation spirituelle du monde fut sauvée.

Meaux, Château-Thierry, Epernay, Châlons, au long de cette ligne que nous suivions si vite, toujours s’évoquait la même bataille et la victoire qui brisa la ruée germanique. Quelque part, derrière ces rideaux d’arbres, s’allongent les bataillons de croix saintes et pareilles où les peuples et les générations viendront en pèlerinage. Mais comment croire que des