Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/656

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

élémens des sentimens assez contradictoires. Si elle allume des éclairs dans l’œil des officiers de carrière, elle arrache des larmes à beaucoup de réservistes, plus préoccupés de leurs familles que de la gloire qui les attend. Et si, plus tard, le transport des troupes à la frontière se transforme en voyage triomphal, l’abondance des boissons qui leur sont distribuées entre pour beaucoup, de l’aveu même d’un officier, dans l’enthousiasme qu’elles éprouvent ou qu’elles soulèvent[1].

Les pertes terribles qu’elles supportent dans les premiers combats livrés sous Liège apportent un premier correctif à leur exaltation ; mais bientôt la rapidité inespérée de leur marche en pays ennemi et l’ivresse de la victoire chèrement achetée de Charleroi ouvrent à leur imagination des perspectives illimitées, leur inspirent des illusions tout à fait disproportionnées à la valeur des premiers succès obtenus. Au corps d’armée saxon, on annonce coup sur coup, dès le 26 août, la chute de Belfort, la prise de six forts de Paris, une grande bataille navale devant Héligoland, un armistice avec la Russie réduite à composition. Les Français paraissant incapables d’une plus longue résistance, on ne s’occupe plus que de supputer, en l’élevant chaque jour davantage, le chiffre de l’indemnité de guerre à leur réclamer : « Aucun homme parmi nous, écrit Marschner, n’avait le moindre doute que les cloches de la paix ne dussent sonner dans deux semaines, ou dans trois tout au plus[2]. » De la frontière de Lorraine, un soldat brunswickois invite (24 août) sa femme au « bal de la victoire » qui doit avoir lieu dans quatorze jours à Versailles ; et les vieux landwehriens eux-mêmes se lamentent de manquer peut-être cette fête. Dans le régiment de Kutscher, on annonce dès le 2 septembre la conclusion de préliminaires de paix, la France offrant 12 milliards et demi et l’Allemagne en réclamant 25 ; les officiers discutent entre eux s’ils choisiront la mer ou la montagne pour aller se reposer de leurs fatigues[3].

On sait de quelle hauteur la bataille de la Marne fit tomber ces présomptueuses espérances. Quelle impression produisit-elle sur ceux qui en supportèrent le plus directement le contrecoup ? La vigilance de la censure ne nous a laissé pour éclaircir

  1. Gottberg, pp. 13-14 ; Krack, p. 12.
  2. Marschner, p. 25 seq.
  3. Thümmler, II, pp. 22, et V, p. 25 ; Kutscher, pp. 76, 80, 82.