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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

La même route. Le passage à niveau, les rochers couronnés de genêts. Ce nuage de poussière, là-bas, c’est le bataillon en marche qui le soulève. La grondement du canon a cessé. Les hirondelles tournoient dans le ciel.

Que va-t-il leur dire ? Il essaie. Il cherche des mots. Non, pas ça... Le pont sur la rivière. Et maintenant ce ronronnement de la fabrique, ce clapotement des courroies, cette sorte de plainte qui accompagnait les voix traduisant Horace ou Platon. Sa casquette à la main, comme il faisait jadis, Grob, le concierge, ouvre la petite grille de côté. La cour, la maison avec sa marquise de verre. C’est la vieille bonne qui répond au coup de sonnette. A la vue de Reymond, elle s’essuie les yeux avec son tablier, elle murmure des paroles. Dans la pénombre du salon aux volets à demi clos, M. et M""^ Bohler, M. et ]/[me WTgjgg^ la petite Marie serrée contre sa mère. Il y a une seconde de silence. M. Bohler, très calme, s’est avancé, puis Weiss. On comprend aussitôt qu’ils se sont juré d’être vaillans contre la douleur. Comme ils sont changés, vieillis, amaigris, Weiss voûté !... Reymond ne parle pas, il a la gorge trop serrée. Il s’incline devant les deux femmes vêtues de noir dont les mains sont froides. On s’assied. On se regarde. Avec Reymond, ce sont les absens qui reviennent, ces fils qui remplissaient la maison de leur gaieté, ces morts tant appelés... Les deux femmes, soudain, ont caché leur tète dans leurs mains ; la petite Marie, des deux bras, a entouré sa mère ; elles se lamentent à haute voix ; Weiss sanglote. M. Bohler, stoïque, se raidit, mais les larmes roulent sur ses joues. Quelle pitié I... Reymond s’est approché des deux hommes. Que dit-il ? Il n’en sait rien. Lui aussi a de gros sanglots, quelque chose de brûlant sur la langue, une piqûre au cœur.

Comme c’est bon de pleurer ensemble, de s’abandonner sans honte, d’offrir à ces jeunes morts tombés pour le salut du monde des larmes de reconnaissance et de tendresse, d’aller les chercher jusqu’au fond de l’espace, jusqu’au fond du silence, de les étreindre, de communier avec leur amour,- de les sentir vivans comme la justice !...

On peut parler, alors. On a tiré de soi tout ce qui était amer, tout ce qui étranglait ; reste la douleur, lavée par ces larmes, sereine, seule digne de ceux qui s’en sont allés.

— Ils ont été magnifioues, nos nfans, dit M. Bohler., De