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REVUE DES DEUX MONDES.

Un clocher se lève au-dessus des arbres, un drapeau bleu, blanc, rouge, flotte au faîte de la mairie. Et voici la rue de Friedensbach, son ruisseau, ses oies qui farfouillent du bec, sa fontaine aux trois goulots, ses toits où guignent les lucarnes, le nid delà cigogne. On s’arrête pour laisser passer un bataillon. Les hommes ont le casque, sac au dos, et sur ce sac tant de choses que l’on comprend qu’ils vont où tonne le canon. Et c’est impressionnant, ces fusils qui se balancent, ces yeux qui ont vu tant de cadavres, ces oreilles qui ont entendu tant de râles, ces mâchoires serrées, ce crissement des souliers mordant les pavés de tous leurs clous.

— Où vont-ils ? demande Reymond au chaulTcur.

— Au Vieil-Armand...

— Et voilà que la musique joue. Les fenêtres de l’école s’ouvrent ; cinquante frimousses apparaissent, des mains lancent des saluts. Au lieu de Kummel, un instituteur en uniforme qui pince les oreilles des enfans qui rient. Sur le pupitre, un bouquet ; au tableau noir, à la craie, ce modèle d’écriture : Une patrie, cest une maman quia des milliers d’en fans...

— Attendez-moi une minute...

Keymond se demande encore s’il n’est pas victime d’une hallucination. Il faut qu’il parle à quelqu’un, qu’il entende une voix connue. Une porte est là, qu’il a poussée tant de fois.

— Monsieur Reymond 1... Vous revenez ?...

— C’est vous, madame Vogel ?...

Ils se regardent. La veuve aux cheveux si blonds, vêtue de noir, a le teint pâle, des rides au coin des yeux. Elle dit de sa voix lente :

— Oh !... vous ne trouvez plus personne... Maman est morte, papa est mort... Jacob, ils me l’ont pris... Reymond essaie de parler, de dire une de ces phrases comme on en dit aux gens affligés. La veuve répète plusieurs fois, de la même voix, comme si elle ne se comprenait pas :

— Jacob... ils me l’ont pris... Il n’y a plus personne. Reymond est ému, très ému. Que va-l-il dire tout à l’heure ? Il revient près du chauffeur.

— Quels ordres avez-vous reçus ?

— Je dois vous conduire chez M. Bohler avec les bagages.

— Bien !... J’irai à pied. Je connais le chemin... Quant aux bagages, déposez-les chez le concierge.