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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

(le gros calibre. Depuis longtemps ses lettres nous effrayaient. Elles étaient trop belles, dignes de ceux que la mort a choisis... Jean, René... Notre peine est trop grande. Nous souffrons tout ce qu’humainement une mère, un père, peuvent endurer. Plaignez-nous. Nos deux garçons !... Les Weiss sont accourus. Nous avons confondu nos larmes.

Pour nous, c’est fini. A cause d’eux, pourtant, nous nous raidissons contre la douleur. Et nous répétons ces mots que nous disait Jean dans sa dernière lettre : « Qu’est-ce que c’est que la mort quand on a raison ?... » Écrivez-nous souvent. Parlez-nous d’eux, rien que d’eux...

Jusqu’à la fin de la guerre, trop de devoirs nous retiennent à Friedensbach pour que nous puissions songer à aller en Suisse. Viendriez-vous jusqu’à nous ? Je vous faciliterai votre voyage le plus possible. Vous nous liriez les lettres de nos garçons. Il sera cruel et doux de parler de ceux qui nous ont quittés, de ceux que nous avons donnés à la France et par elle à la plus humaine des causes.

En attendant, si vous le pouvez, priez pour nous. Ma femme joint aux miens ses souvenirs affectueux. Henri Bouler.

« « 

Juin 1916.

De Bussang, l’automobile s’élance en ronflant sur la route qui gravit la pente des Vosges. On croise de lourds camions, des voitures de foin, des cavaliers, on dépasse des équipes de cantonniers, des bataillons au repos derrière les faisceaux... La route, soudain, s’enfonce sous un tunnel... Une lueur grandit, une lumière..., c’est l’Alsace, ses montagnes bleues, ses vallées, ses villages près de la rivière qui brille... De sourds grondemens. .. Le ciel est clair pourtant, l’horizon limpide... Reymond se découvre. Il salue cette terre qu’il aime comme on aime une patrie.

Rêve-t-il ?... Ce grondement est-il l’écho de l’interminable bataille ?... Urbès, Wesserling, d’autres villages encore, et partout des enfans d’Alsace coiffés du béret des Alpins, de la casquette rouge des fantassins, partout des soldats en marche, ce pas souple, vif, des soldats de France... Est-ce possible î..^ TOME XXXVI. — 1916. 40