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REVUE DES DEUX MONDES.

Je lis toujours avec le plus grand intérêt tout ce qui touche la Suisse. Comme nous, comme tous les pays du monde, vous avez été encerclés, cuisinés, économiquement enchaînés. Rien d’étonnant, dès lors, que beaucoup aient été liés par leurs intérêts, que d’autres, — tant les faits ont été habilement truqués ! — n’aient pas pu croire à l’énormité du crime. Les commerçans naturalisés de l’avant-veille, les journalistes naturalisés de la veille, ont troublé l’eau de leur mieux. Il est certain que nous attendions tous, en France, après la violation de la Belgique et du Luxembourg, après les mille atrocités commises, une unanime indignation… La petite Suisse, neutre de par le respect dû aux traités, protestant à la face du monde contre ceux qui, en violant ces traités, rendent impossibles toutes relations internationales, quel spectacle !… Quelle autorité eût été la vôtre, de quel respect on vous eût entourés !

Je me tais. Ces choses-là ne me regardent pas. À vous de vous mettre au clair avec vous-mêmes… En revanche, ce que vous me dites de vos camarades de régiment, de votre peuple, du vrai, me remplit de joie. Ces braves gens nous aiment parce qu’ils aiment la justice. Ils savent, ils sentent surtout que notre cause est la leur, que notre défaite serait celle de la liberté, que l’oiseau de proie doit être abattu. Nos blessés rapatriés d’Allemagne racontent de la traversée de votre pays, de vos foules massées dans les gares, en pleine nuit, de Schaffhouse à Genève, des choses qui vous arrachent des larmes. Ce que vos autorités n’ont pas dit, votre peuple le crie. Avec ses fleurs, ses lettres, ses paquets, il jette tout son cœur dans les wagons de nos blessés. Vous ne sauriez croire la force que ces manifestations spontanées nous donnent.

Je vous assure que nos soldats méritent cette sympathie. J’en ai vu mourir des centaines. Rien de la mort où se complaisent ces feuilletons qui veulent bien parler de nous, de cette mort parée d’un geste théâtral, d’un cri grandiloquent, d’une apostrophe sublime à l’ennemi… On a fait ce qu’on a pu. On a offert sa vie. L’heure est venue de la donner. On ferme les yeux, on souffre en silence ou on gémit, on meurt. Il est impossible de voir chose plus belle. Et ces hommes, presque tous, ils ont femme et enfans et ils aiment la vie. Ils ont consenti. Ils savent bien pourquoi !… Vaudrait-il encore la peine de vivre en esclavage ?