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REVUE DES DEUX MONDES.

Cependant, au plafond européen, les araignées tendent leur toile. Les moucherons excités dansent de plus belle. Elles sont ventrues, ces araignées. Leurs affaires vont bien. Elles ont dévoré déjà pas mal d’insectes étourdis ; il serait bon d’en dévorer plus encore. De nouveaux fils s’ourdissent autour de la danse des moucherons, autour de cette jolie danse dans un rayon.

La guerre !…

La guerre jetée sur des pays hier bourdonnans d’orchestres et de chansons. Tambours, tocsins, clairons. Les hommes courent. Les femmes pleurent. L’horizon se creuse d’une angoisse… Et les canons roulent, les fusils claquent dans les mains, les baïonnettes brillent, les trains emportent aux frontières toute une jeunesse héroïque. Et, longtemps, sur les quais des gares, les femmes restent avec des enfans plein les jupes et plein les bras…

Ils sont partis. Des drapeaux flottent sur les jardins abandonnés. Les nuages ont des ailes noires. L’espace souffre… Nuits silencieuses… Mais non, ce n’est pas possible, ils ne se tueront pas. On veut essayer ses forces, intimider. Des mots, des phrases, rien d’irréparable. Il y a les socialistes, les pacifistes, ceux qui prient Dieu, et Dieu lui-même.

Un matin d’août, du sang partout. Des millions d’hommes s’avancent pour venger les morts. L’aigle de Prusse a planté ses serres dans le cœur de la Belgique… Incendies, cris de ceux qu’on fusille… Et les corbeaux, à tire-d’ailes, quittent les bois où ils nichent…

Alors qu’avec tant de milliers d’autres il veille sur son petit pays, — les champs de blé blanchissent les collines, — Raymond se demande avec angoisse ce que deviennent ses amis d’Alsace : René, fringant sous-lieutenant français ; Jean, qui venait d’entrer à la caserne… Où sont-ils, en cet instant ?… Blessés, crient-ils leur douleur aux étoiles ?… Le drame de la guerre se double-t-il, pour quelques-uns, d’un affreux drame de conscience ?… Cette plainte que Suzanne Weiss chantait parfois, en s’accompagnant au piano, assiège la mémoire de Reymond :

— Arbre, que vois-tu du haut des Vosges ?… Je vois caracoler la plaine bleue. Tout rougi de sang le soleil se lève, tout rougi de sangle soleil s’endort…

Arbre, que vois-tu du haut des Vosges ?… Je vois s’avancer