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lerie. » Fermer la poulerie, grosse préoccupation ! Elle ne l’oubliait jamais, et, le soir venu, elle ne se sentait tranquille que lorsque toutes ses poules, comme elle disait, étaient « à joque. » Être à joque ; c’était être sur son perchoir, pour se reposer ou pour dormir. Elle-même, quand elle avait sommeil, déclarait :

— Allons ! il est temps « d’aller à joque ! »

Le verbe « joquer » ou « se joquer » prenait ainsi, dans sa bouche, nombre de sens imprévus. Une margoton du village venait-elle à passer avec une plume présomptueuse, un peu trop haut perchée sur sa coiffure, la mère Charton ricanait :

— Elle a bonne mine, avec sa plume « joquée » sur son chapeau !

Que de mots et d’images je pourrais ajouter à cette liste déjà longue ! Il faudrait les retrouver. Au moindre effort de ma mémoire, je les vois pulluler, comme les champignons sous la mousse humide de nos bois. Mais il y a un dicton familier de la bonne vieille qui m’est toujours resté, parce qu’il exprime à merveille, selon moi, le scepticisme terre à terre de nos paysans, leur méfiance de tout ce qui est nouveau ou inconnu. Chaque fois que je tombais dans la cuisine de la mère Charton, la cervelle toute gonflée par des lectures de contes de fées, et que je me mettais à lui débiter ces histoires comme authentiques, elle branlait la tête, d’un air sage et rassis, et, invariablement, telle une goutte d’eau froide sur l’ébullition de mes enthousiasmes, elle laissait tomber cette petite phrase narquoise :

— C’est moult d’aventure !

Cela voulait dire : « C’est bien extraordinaire ! » Or, ce n’étaient pas seulement les contes de fées qui, pour elle, étaient extraordinaires, mais tout ce qui sortait du cadre habituel de sa vie, tout ce qui heurtait les usages, les idées ou les préjugés des gens de Spincourt. Ah ! certes, elle ne se laissait point éblouir. On perdait son temps à essayer de lui en faire accroire. Toujours sur la défensive, son premier mouvement était de se défier, de repousser, comme parade mensongère et charlatanesque, tout ce qui faisait mine de briller ou de s’élever un peu au-dessus du niveau commun. Avec une excessive sévérité, sans doute, la leçon était excellente : elle m’apprenait à démêler ce qui est sérieux de ce qui ne l’est pas. Depuis, il m’est arrivé bien souvent de me rappeler cette sagesse paysanne, et,