Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/551

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sa mère, que j’allai voir aussitôt, me dit : « Vous le verrez ce soir ! Il est allé à Baroncourt conduire un chargement de paille. » Je ne sais pour quelle raison il ne revint pas. Je partais le lendemain. Je dus m’en aller sans avoir pu lui dire un mot, ni lui serrer la main. Il mourut, l’année d’après, misérablement. Et ainsi je le vois toujours sous les traits du petit garçon en sarrau bleu avec qui j’ai fait des reposoirs.


Il semble que, dans un pays aussi fortement traditionaliste, l’opinion politique aurait dû s’orienter dans le même sens qu’en Bretagne ou en Vendée. Il n’en était rien pourtant. Et voilà qui était bien typique, et, je le crois, vraiment représentatif de l’âme lorraine tout entière ! En somme, nos paysans dévots et si attachés à leur bien auraient dû voter pour ces hobereaux intéressés et casaniers, qui partageaient leur vie, qui portaient le dais avec eux, qui leur prêtaient leurs chevaux, ou qui les aidaient à fumer leurs terres. Les uns et les autres étaient conservateurs, sinon gens du Roi, autant qu’on peut l’être. Eh bien, lorsque arrivaient les élections, ces hommes d’ordre et de discipline votaient pour le candidat républicain. Celui-ci, quoique originaire du pays, n’y revenait que rarement. Politicien de 48, il passait presque toute l’année à Paris. Il avait des façons de vieil étudiant ou d’artiste de brasserie, et, quand il arrivait dans notre village, à l’époque de la chasse, il exhibait un béret romantique, qui scandalisait le monde. Il était médiocrement sympathique et n’avait, pour ainsi dire, aucun contact avec les gens du pays. Néanmoins, on votait pour lui.

L’unique explication, c’est qu’on avait peur de la guerre. On était convaincu que la République, c’était la paix, tandis qu’une restauration monarchiste ou impérialiste amènerait infailliblement un nouveau conflit avec l’Allemagne. Nos paysans, qui avaient déjà tant souffert de l’invasion de 1870, en qui revivaient peut-être inconsciemment les terreurs des ancêtres, si cruellement décimés par les soudards, au cours de tant de siècles, — ces hommes des champs ne cherchaient pas plus loin, et ne distinguaient nullement ce qu’il y avait de contradictoire entre leur conduite et les principes de leur vieille éducation. Mais voici une autre contradiction : ces gens, qui redoutaient la guerre, qui n’en voulaient à aucun prix, étaient,