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REVUE DES DEUX MONDES.

Julie est à la fenêtre de sa cuisine.

— Et vous restez, Julie ? Vous avez de la chance.

— Que voulez-vous, monsieur Jean, répond la vieille Champenoise, les uns partent, les autres restent. C’est le train de la vie…

— Je vous recommande maman. Vous m’écrirez chaque semaine pour me dire comment elle va, si elle a l’air triste. Et, ce soir, vous lui donnerez cette lettre.

— N’ayez crainte, je la soignerai bien, votre maman. Depuis vingt-neuf ans, que je ne fais que ça…

Le gravier craque sous des pas pressés.

— C’est papa, dit Jean. Je crois qu’il vous cherche. Encore une demi-heure. Je vais vite vers maman.

Les deux hommes se promènent au long des allées.

— Plus heureux que mes fils, monsieur Reymond, vous reviendrez. Nous vous recevrons toujours en ami. Et nous irons sans doute chaque année passer quelques jours de vacances dans votre pays. Je tiens à ce que vous restiez en contact avec mes garçons. Ils vous aiment beaucoup. Vous leur rappellerez les belles années d’Alsace…

On regagne la maison. Bien que personne ne parle de départ, le chien a compris. Assis sous une table, il gémit sourdement, il vient parfois flairer les jambes de ses jeunes maîtres.

Dans le vestibule, les bagages entassés que le cocher emporte. Pour se défendre contre elle-même, enfermée dans un silence qui dit sa tendresse prête à se répandre en larmes, Mme Bohler s’occupe de détails matériels.

— La voiture est prête !…

— Mes braves garçons, dit Mme Bohler, qui se mord les lèvres.

Ses deux fils sont dans ses bras. Ils s’étreignent.

Discret, Reymond disparaît. Il a dit à Jean :

— Je serai près de la maisonnette du garde-voie.

Une page est écrite, la page de la jeunesse, des longues soirées dans le nid bien clos, des chants du violoncelle et du piano, des causeries. Si l’on sanglote, malgré tout ce qu’on s’était promis, c’est que l’on sait bien ce qu’on laisse derrière soi. La page est écrite. On la tourne.

Dans la maison que l’on vient de quitter, le vestibule désert, les palmiers, les cornes de chevreuils, la panoplie, la