Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/354

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
350
REVUE DES DEUX MONDES.

— Nous essayons de bien faire. Que Dieu nous garde !… Je veux que tu emportes quelque chose de grand, un souvenir qui te tienne debout. Dimanche, avec Bohler et ses fils, nous irons à Wissembourg où l’on inaugure le monument aux morts de 1870. Et maintenant, malgré tout, de la gaieté ! Les hommes sont nés pour la bataille, mais les mamans ont un cœur de miel. Il nous faut égayer la tienne… Ces jours, les larmes brillent facilement au bord des cils… Aussi, ce soir, nous chanterons avec le grand-père les trente-deux couplets de la chanson sur Bismarck.

Aux jours graves l’aïeul s’assied au foyer. Il n’a pas besoin de parler. Il est là, avec son front poli comme une pierre de ruisseau ; cela suffit. Avant qu’on le porte en terre, par un geste de sa main qui tremble, il attache les fils que le vainqueur ne pourra pas trancher.

Le grand-père était au jardin en compagnie de Suzanne qui courut à la rencontre des arrivans.

— Vois, père, ce que le « grand » t’a apporté, une cocarde tricolore.

— Je l’ai prise dans l’armoire aux souvenirs… Elle appartenait à mon oncle qui fut à Wagram. Victor, tu la mettras, de ma part, sur la tombe de nos morts, à Wissembourg… Mon oncle, moi, toi, ton fils, quatre générations…

On s’attendrissait. Mais le grand-père :

— Et Suzanne, quand nous offrira-t-elle la cinquième ?

— Grand-père, à ton âge on devrait être sérieux…

— Je le suis, ma petite. Douze enfans ne seraient pas de trop pour continuer cette bonne race des Weiss.

Des messieurs en haut de forme, en redingote, des cocardes, des uniformes chamarrés, des poitrines où brillent tant de décorations que l’on se demande s’il reste encore une place pour le cœur, des policiers qui se retournent et notent, des drapeaux, des guirlandes. La petite ville se fleurit de couleurs et regarde. Là-haut, les estrades où frappent encore les marteaux, le monument, énigmatique sous ses voiles gris… Dans les jardins, les têtes pâles des chrysanthèmes ; sur les prés, les mille coupes mauves des colchiques ; au flanc des collines, les bœufs qui tirent la charrue… Douceur de l’air, douceur des