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REVUE DES DEUX MONDES.

— Le voilà, notre bachelier !…

On l’embrasse. René, revenu du matin, serre la main de son frère. On ne s’embrasse pas entre hommes. Partout des fleurs.

— Tourne-toi, dit René ; montre comment c’est fait, un bachelier…

— Et on vous félicite, monsieur Reymond. À vous une bonne part du succès.

Reymond proteste.

— Papa a raison !… affirme Jean. Sans vous, je rapportais une seconde veste.

Tout le monde est content. Avant que la nuit ne tombe, on fait un tour de jardin. Le train du soir passe en sifflant. Les chèvres descendent des hauteurs,

Mme Bohler a pris le bras de son fils.

— C’est bon d’être encore un peu ensemble.

— Encore huit jours, maman.

M. Bohler marche à petits pas. On se regarde. On répète : « Encore huit jours. »

Sous un sapin, René gesticule avec ses haltères.

— Comment ! tu recommences déjà ?

— Bien sûr. Je veux gagner deux centimètres de thorax avant de filer. Un quart de centimètre par jour…

— En voilà un qui sait prendre la vie ! fait M. Bohler.

Mme Bohler serre plus fort le bras de son fils aîné.

— Eh bien, maman ? dit simplement Jean.

— Mon brave garçon, répond sa mère.

On n’ajoute rien. On dit tant de choses quand la bouche se tait pour laisser parler le cœur !

Jamais Weiss ne pénétrait dans le cimetière de Friedensbach sans ressentir l’amère dérision des barrières humaines, une émotion de pitié, une défaillance dans ses colères. Ces morts qui se sont chamaillés au long de la vie, excommuniés, tous silencieux maintenant, tous bien sagement étendus, côte à côte. Il gagna la tombe de son fils Jacques. Et voici que c’était au tour de François de revêtir l’uniforme détesté. À l’âge où l’on naît à la vie libre, à la dignité, à la fierté, à l’âge où le cœur sent si vivement la moindre piqûre, tendre le cou pour recevoir le joug, refouler le cri qui vous déchire la gorge,