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mon estomac. Faut-il l’abandonner ?… Elle me plaît, pourtant, car elle est jolie. » Les conseillers répondaient : « Sire, enfermez-la dans une cour, faites-la éduquer selon vos principes, engraissez-la afin qu’elle vous ressemble. Il n’y a que la force… Ordonnez. Nous obéirons… »

Le géant ordonnait. On enfermait donc la petite fille. ; des hommes à lunettes lui enseignaient les principes du géant (dont le premier est que la force est divine), l’engraissaient…

Seulement, quand les hommes à lunettes dormaient, la fée pénétrait dans la cour dont elle éloignait les murailles d’un coup de baguette. Elle disait : « Maintenant, ma petite, vis à ta guise, joue, danse, saute à la corde. Apprends à broder, à jouer de la harpe. Travaille aussi, mais sans rider ton front ainsi que l’enseignent les hommes à lunettes, car il n’y a pas de bon travail sans gaieté… Je n’aime pas que tu sois tenue si sévèrement. Le bon Dieu n’est pas dur. Il aime beaucoup les gens qui rient… »

La petite s’humanisait, apprenait à rire, à broder, à pincer les cordes de la harpe… Cependant, la fée appelait auprès d’elle sa confidente : « Trouvez-vous qu’elle se civilise un peu ? Je l’aime, cette enfant. Elle apprend très vite. Et elle a de si jolis yeux ! Je la crois très bien douée. Du cœur, de l’intelligence. Un peu de lourdeur d’esprit, pourtant… Est-ce que je m’abuse ?… Sincèrement, à qui trouves-tu que cette enfant ressemble ?… Vraiment, si elle n’a rien de moi, ni goûts, ni aspirations, je la laisserai aux mains du géant. Je ne veux à aucun prix forcer sa nature. »

La confidente réfléchissait. « Madame, il me semble qu’elle a pris le bon des deux côtés, car le géant n’est pas entièrement mauvais. C’est de lui que la petite tient son goût pour la harpe, une certaine gravité. Mais de vous elle a mieux que les yeux, elle a l’âme tout entière, la haine de l’injustice, la passion de la liberté. Prenez-la par le cœur, cette enfant, et elle vous restera fidèle, même si le géant l’enfermait dans la cour, pendant plus de cent ans, avec les hommes à lunettes… »

Et mon père ajoutait, en guise de conclusion : « Voilà l’histoire de l’Alsace… »


… On dort dans les draps rugueux de l’auberge. Et l’on reprend le bâton du pèlerin. Strasbourg. On flâne autour de la