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ON CHANGERAI PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

vont toujours ensemble… C’est une loi de la psychologie… À la caserne, à l’école, à l’église, on ne parle que de notre force, de la force du poing. Pauvre discipline ! pauvre pédagogie ! pauvre religion !… Croyez-le bien, monsieur, je suis un bon patriote allemand, j’aime mon pays de tout mon cœur, et c’est parce que je l’aime que je souffre d’entendre crier toujours : force, force ! force ! et jamais : bonté ! bonté ! bonté !…

Après un silence, Kroner poursuit :

— On nous déteste, on nous déteste partout, monsieur, je le sais, je l’ai expérimenté dans mes voyages. Jalousie ?… Je ne le crois pas. On ne déteste pas l’Allemagne de Schiller, mais cette Allemagne qui met la justice allemande au-dessus de la justice de Dieu. Je réfléchis chaque jour à bien des choses, en lisant nos journaux, nos revues, en écoutant parler nos fonctionnaires, nos officiers, et j’ai peur, peur de ce qui doit arriver.

Reymond écoute sans interrompre. Il sent battre le cœur d’un honnête homme.

— Vraiment, je crois que nous sommes appelés à faire souffrir et à souffrir nous-mêmes terriblement… Quelle lutte se prépare !… Chaque jour, dans mon vallon de Wurtemberg, ma mère prie le bon Dieu afin que règnent la bonté, la pitié, la justice. Mais combien de millions d’hommes prient le diable afin que règne le canon ?… Et moi aussi je prie pour l’Allemagne. Le soir, quand je joue sur mon piano, c’est encore une prière, petite étoile mangée par les nuages. Autour de moi, les autres crient : « Nous sommes forts ! nous devons dominer le monde !… » Et ils se frappent la poitrine qui résonne parce qu’il n’y a pas de cœur… J’ai voulu montrer aux Alsaciens que je les aimais, et je crois qu’ils me le rendaient un peu. Alors, naturellement, M. Kummel a écrit à Strasbourg, M. Döring a écrit, et je suis déplacé. Je retourne au Wurtemberg. Je pars avec mon piano. Adieu, monsieur Reymond.

Avant que Reymond ait pu le retenir, mystique, romantique, merveilleusement fou, diraient les uns, merveilleusement clairvoyant, diraient les autres, pareil, avec son maigre dos voûté et ses longs bras, à quelque gigantesque chauve-souris, Kroner glisse dans la nuit.

Et Kummel dira demain :

— Kroner ? C’est un socialiste religieux, la pire des espèces qu’on trouve dans l’humanité. On le renvoie au pays des