Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/217

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

notre amour pour lui !… » Un peu étourdi de ses paroles, il ajoute : « Je ne puis en dire davantage… » Décemment, il ne peut en dire davantage ; il le regrette. À Bergerac, on aime Lakanal ! Ne tape-t-il pas dur autant que le lui conseillait Danton ?… Mais, à Périgueux, on l’aime moins. À Ribérac, on ne l’aime pas du tout. À Sainte-Foy, on le déteste. La Société populaire de Sainte-Foy le dénonce un jour à la Convention parce qu’il a des airs superbes et aussi parce qu’il a résolu de rendre navigable une rivière, le Dropt : si le Dropt est navigable, ce sera tout profit pour le district de Bergerac, et non pour Sainte-Foy. Très manifestement, Lakanal favorise Bergerac. Et, à Bergerac même, il ne favorise pas également tout le monde. À Bergerac, sa capitale et son séjour privilégié, il est l’homme chéri, l’ami, le père de sa clientèle : en outre, il a des ennemis, ses victimes réelles ou éventuelles. Il se vantait de n’avoir, durant son proconsulat, fait arrêter personne : il se vantait ! M. Labroue se demande si cette vantardise n’était pas « associée peut-être à un sentiment de prudence thermidorienne. » Il a fait arrêter, pendant ses dix mois de proconsulat, mettons, une soixantaine de personnes : et « que comptent une soixantaine d’arrestations provisoires ? » demande M. Labroue, du ton d’un citoyen que Lakanal n’eût pas persécuté. Dans le procès-verbal des séances de la Société populaire de Bergerac, on lit : « Le montagnard Lakanal veut que tous les malintentionnés soient incarcérés et mis hors d’état de nuire. » Les malintentionnés, chacun les choisit à sa guise ; et l’arbitraire d’un montagnard Lakanal est un jeu terrible. « J’ai purgé Bergerac du petit nombre des habitans suspects ; tout marche ensemble, pressé par le civisme et la justice, » écrit à la Convention le conventionnel ; et M. Labroue conjecture que, ce petit nombre de suspects, c’étaient le greffier du juge de paix, un huissier, « d’autres encore. » Le « nommé Père Jacques, ci-devant Récollet, » fut conduit à Périgueux pour y être incarcéré « jusqu’à ce que la France en paix vomira de son sein la vermine sacerdotale. » Un agent du ci-devant château de l’Aiguilhe, Lelong, fut incarcéré comme « ennemi de l’égalité et des principes de la révolution ; » Dupeyrou, lui, pour avoir soustrait son cheval à la levée ; Boniol, pour avoir eu l’impudence de ne donner que vingt sous aux volontaires. Quant à Léglise, de Montignac, après avoir séduit deux filles, il en avait épousé une troisième : Lakanal confie à la gendarmerie cet « ennemi de la république. » Les autres, la petite soixantaine des autres, on sait leurs noms ; mais on ne sait pas les motifs de leur mésaventure : des malintentionnés, enfin des gens qui n’avaient pas