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de la mandoline, l’Espagnol de la guitare… Le Russe ? Il a un pou suspendu à chaque cheveu… L’Autriche ? Quelque chose grâce à nous… Et le pauvre Alsacien, debout sur son échelle, qui regarde par-dessus les Vosges ! Il dit : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » Et je réponds, moi : « Rien que le désordre, l’anarchie, la luxure, les disputes, l’alcool et de telles choses. » C’est ce qu’ils nomment : liberté…

« Nous voulons, nous, les Allemands, régénérer le monde, lui apporter la civilisation et le bonheur. Parce que nous avons pitié du monde. C’est cela le vrai idealismus… Écoutez ce qu’écrit à ce propos un de nos hommes de culture. Je l’ai découpé dans mon journal : « Nous, Allemands, nous défendons l’idéal de la fraternité des peuples, de l’état mondial qui embrassera toute l’humanité, le surallemand, l’éternel humain, le cosmique, l’aspiration infinie au saint empire de l’ordre vivant dans l’organisation libre, la symphonie des forces de la vie dans le cœur des peuples. Or, ce n’est pas là un nouvel idéal, mais le plus ancien de tous, universellement humain, cosmique, l’idéal de raison pure orientale, médiévale, romane, l’idéal d’un en tous, de l’unité dans le nombre et du nombre dans l’unité… L’Allemagne est le seul disciple pieux de cet absolu que nous imposerons par la persuasion, si les têtes ne sont point trop dures, par la force si la persuasion échoue. »

« Voilà ! Avez-vous compris maintenant ? »

Sur le crâne pointu, les cheveux demeurent dressés.

— Avez-vous compris ? répète le pédagogue avec une véhémence sacrée,

Que répondre ? On n’argumente pas avec la foi.

Le pédagogue annonce :

— Les temps approchent…

Ce soir-là, on ne va pas plus avant.

… M. Bohler tient en main le fameux papier ; il assure son lorgnon sur le nez, il prend un air sévère de chef. Et soudain il rit d’un bon rire qu’on ne lui connaît guère :

— C’est du délire mystique… Je donnerai à lire ce papier à mes amis de France, il en vaut la peine… Mes garçons, gardez-vous bien de protester. Buvez ce lait… L’orgueil leur monte au cerveau. Une ivresse. Hé ! mangez, dévorez, digérez les peuples, vous finirez bien par en sauter !

M. Bohler se frotte les mains.