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qu’ils s’étaient faits dans les fentes du toit. Les pauvres oiseaux s’enfuient, affolés, laissant là des petits qui bientôt vont tenter, à leur tour, d’échapper à la mort, et tomberont, déjà plus ou moins brûlés, aux pieds du lieutenant.

Est-ce que les dieux de la vengeance vont atteindre, aussi, les bêtes innocentes du village de Rosey ? Cette pensée s’offre à l’esprit de Schlosser, mais trop tard, beaucoup trop tard !

— Vite, — crie-t-il, d’une voix angoissée, aux soldats qui passent, — que l’on ouvre les étables, que l’on détache les liens des chevaux et des vaches, que l’on mette en liberté les moutons et les porcs !

Mais les soldats ne l’entendent même pas. Excités par le démon de la mort, ils ne songent qu’à lancer ce qui leur reste de bombes incendiaires. Vainement l’officier voudrait, à présent, arrêter les génies infernaux qu’il a déchaînés. Il faut que tout périsse, dans le village condamné, et les femmes, et les enfans, et les vieillards et les infirmes, et jusqu’aux bêtes qui meurent brûlées vives, comme les jeunes pigeons arrachés de leurs nids, dans le toit de l’église ! D’un côté, le fort de Troyon en flammes, de l’autre, cet incendie de Rosey ! Voilà donc de quoi est faite la victoire allemande !

Le lieutenant Schlosser se couvre les yeux, de ses mains. Jamais plus ses yeux ne pourront supporter le renouvellement d’un semblable spectacle !


Et le jeune officier se demande ce qu’aurait pensé, en présence de ce spectacle, le commandant von Berkersburg, qui, peu de jours auparavant, s’était ouvert à lui d’opinions et de sentimens toujours soigneusement cachés jusqu’alors. Ne lui avait-il pas dit, entre autres choses, que le mot de « francs-tireurs » était simplement « une manière avilissante de désigner des héros prêts à mourir pour la liberté de leur peuple ? » Sans compter que, d’ailleurs, les lecteurs du roman ne sont pas réduits à deviner, comme le lieutenant Schlosser, ce qu’aurait été la pensée secrète du défunt commandant. Car le fait est que celui-ci, tout à l’heure, dès le premier coup de feu tiré sur son compagnon dans la salle du café, avait déjà résolu d’anéantir le village tout entier. Et voici les réflexions qui s’étaient alors déroulées au profond de son âme :


« Oui, c’était bien là un assassinat lâchement consommé ! C’était un manquement à la parole donnée, l’ignoble profanation d’un serment solennel... » Mais soudain, de nouveau, un sourire contracta les traits de l’officier. « Des sermens profanés, des paroles d’honneur données et non tenues, des conventions foulées aux pieds : comme si tout cela n’était pas chose courante, depuis le début de la guerre ! Non, personne assurément ne pouvait parler de droits ni de devoirs, dans cette guerre dont on avait fait, dès le début, une simple lutte de la force brutale contre la force brutale ! » Et le commandant se disait que, cela étant, son unique mission était, et pouvait être, de s’employer à venger la mort de son ami, sans s’inquiéter de savoir si ce qu’il allait faire était juste ou non !