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celui que tendent les balles qui se croisent. On distingue, au milieu des décharges, les commandemens des officiers prussiens. Des chasseurs arrivent au réseau. Ils culbutent. A côté de l’officier les corps s’amoncellent. Tous les hommes tombent, arrêtés par les fils tendus, arrêtés par les balles. Ils tournoient, puis jonchent le sol ; on dirait les feuilles d’un arbre que saccage une bourrasque d’automne... Vaissette ne peut pas se relever. Il ne peut pas. Les feux au-dessus de lui développent un rideau de plomb : ce serait trop lourd, trop dur à crever... L’élan de la section est brisé.

De son côté, le lieutenant Lucien Fabre a suivi le mouvement de sa compagnie. Il s’agit que l’échelon avance en même temps que la vague, d’un front continu, se précipite sur la tranchée allemande. Tous les groupes, qui fourmillent par le glacis, se lèvent, se couchent, bondissent en un rythme émouvant. Le tourbillon de plomb n’arrête pas les tirailleurs qui se portent en avant. L’officier vit le drame de chaque bond avec le soldat qui le tente : il lui semble que sa décision et son enthousiasme le soutiendront. Il est là, s’offrant à l’avalanche, immobile souvent, le corps penché parfois en un effort physique, comme si, par sa poussée, il pouvait hâter l’élan de ses unités. Le geste de son bras les déploie, les éparpille, pousse dans la tempête ses soldats. Il a le sentiment d’être le semeur qui jette au vent son blé par les sillons.

Aucun groupe n’hésite ou ne faiblit. Tout à gauche, Vaissette a fait plus de progrès. A droite, au contraire, une section ralentit sa marche à la mort.

— Tu es là, Girard ? demande Lucien.

— Ça va, ça va, mon lieutenant, répond placidement l’ordonnance.

Celui-là est de la race que rien n’émeut et chez qui le courage semblerait n’être plus méritoire, tant il est instinctif.

— Rampe jusqu’au sergent Batisti : ses hommes s’endorment entre leurs bonds. Dis-lui de les enlever et de n’avoir d’yeux que pour moi et pour l’ennemi. Dépêche-toi. Ne te fais pas tuer : il faut que l’ordre arrive.

Et Lucien surveille de nouveau tous ses chasseurs, qui avancent irrésistiblement. De mètre en mètre, ils se suivent, couvrant les champs et les labours. Leurs dos, qui se soulèvent et s’abaissent, paraissent le moutonnement des vagues de la mer.