Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/894

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ni brûlé ni détruit. Cet impie respectait les temples. On dit qu’Hannibal est dissimulé, perfide, fourbe. Ici, je ne trouve guère à invoquer comme circonstance atténuante que le malheur des temps. Évidemment, Hannibal traite légèrement le droit des gens, et fait peu de cas des traités. Évidemment aussi, il pratique volontiers les trahisons, les délations, les mensonges. Il subventionne des insurrections chez ses adversaires. Il répand de fausses nouvelles. Il s’efforce d’étouffer le bruit des succès romains, ou d’en rabaisser la portée. Il fabrique des dépêches supposées, destinées à être interceptées. Il affuble ses soldats d’uniformes romains, et il les envoie porter, en latin, de faux ordres aux ennemis. Il pratique l’espionnage, non seulement par nécessité, mais encore par plaisir. Il entretient une armée d’informateurs, et se pique même de donner l’exemple. Du moins l’historien allemand Mommsen affirme, — sur la foi de quel témoignage, je l’ignore, — qu’il aime à se « camoufler » pour aller incognito aux renseignemens. Il l’en loue. Cette approbation a son prix. Mommsen écrivait près de vingt ans avant la guerre de 1870. Mais il était de ces élus chez qui se révélait déjà la vocation nationale.

Et voici enfin, à la charge d’Hannibal, des faiblesses, des phobies, des puérilités. On dit qu’il n’a pas, tout courageux qu’il soit, la bravoure élégante. Il ne s’expose qu’à bon escient, et abdique volontiers « l’honneur d’être une cible. » Polybe et Tite-Live racontent que, craignant les attentats des Cisalpins, il ne cesse de changer de costume, pour les dérouter. Cette prudence nous paraît sans lustre. Appien prétend, il est vrai, que ces travestissemens ont un autre but, et tendent uniquement à étonner les barbares et à leur jeter de la poudre aux yeux…

Résumons les traits moraux du personnage d’Hannibal. Ils évoquent un lutteur robuste et sans scrupules, qui ne se préoccupe ni de l’élégance des gestes, ni de la franchise de l’attitude, et ne mesure la valeur de l’action qu’à ses résultats.


En 219, le Carthaginois estime que son heure est venue. Rome se débat alors dans d’inextricables embarras. Le feu est à l’Illyrie ; la Macédoine montre les dents ; la Cisalpine, mal pacifiée, semble prête à s’insurger. Hannibal veut exploiter cette