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REVUE DES DEUX MONDES.

— Rien. Papa nous défend de répondre.

— Aussi, fit René, l’autre jour, pendant qu’il tournait la tête, je lui ai giclé six taches d’encre sur son pantalon gris.

Là-bas, sur le ruban de la route, longue colonne grise, le bataillon se déroulait. Et c’était impressionnant à vous serrer la gorge : dans ce paisible vallon alsacien, sur cette route où les pioupious à pantalon rouge chantaient il y a quarante ans : « As-tu vu la casquette, la casquette ?… » ce bataillon prussien dont l’hymne montait jusqu’aux crêtes des monts : « Patrie, ne crains rien, nous veillons sur toi… »

— Monsieur, demanda soudain Jean Bohier qui avait des larmes au bord des cils, si vous étiez Alsacien, resteriez-vous ? partiriez-vous ?… Rester, c’est marcher avec eux… Partir, c’est abandonner pour toujours l’Alsace… Que feriez-vous ?…

— Moi, je reste, opina Weiss. Celui qui part fait une place vide. On sait bien qui l’occupe.

Ils se chamaillaient. L’un criait :

— Ceux qui restent sont les plus chics, ils souffrent davantage.

— Non, ceux qui partent, puisqu’ils quittent tout.

— Ils sont lâches de partir…

— Lâches ?… Répète-le !… Les lâches sont ceux qui se laissent insulter pendant deux ans dans les casernes sans répondre. À la longue, on se méprise !..

— Il faut rester !

— Il faut partir !

Jean Bohier, tenace, revint à sa question.

— Et vous, monsieur, vous partiriez ?

Que répondre ?… Le berger des chèvres jouait un air sur sa flûte. Dansant et criant, les petits sortaient de l’école. Une douceur printanière se posait sur les choses. Sur un sentier, cinq garçons de treize à quinze ans, et l’un crie : « Partir !… » l’autre : « Rester !… » Et il s’agit de la petite patrie… Oui, que répondre ? Ému, Reymond ne put que dire :

— Mes amis, vous êtes tous de braves garçons.


Benjamin Vallotton.

(La deuxième partie au prochain numéro.)