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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

taine, l’épée tenue comme un principe, et tout cela roulant derrière les cris aigres des fifres, derrière le tam-tam de la grosse caisse, force formidable, un homme pareil à un autre homme, une section pareille à une autre section, une compagnie pareille à une autre compagnie : chacun physiquement pareil, mentalement pareil, chacun portant en soi la même attente de l’ordre, après quoi, comme foudroyé, on s’arrête, on repart.

Quand le tapage fut mort dans la distance, quand les derniers fusils se furent balancés au coin de la rue, un effroi discipliné flottait encore. On hochait la tête, maté.

Silencieusement, les promeneurs s’engagèrent sur le sentier qui gravit la montagne. Soudain, comme s’étant donné le mot, les cinq élèves éclatèrent… Autour d’eux, depuis qu’ils se souvenaient, plaintes et soupirs ; exilés auxquels on refusait le droit de venir embrasser un père, une mère, de suivre leur cercueil ; gens paisibles chassés dans les quarante-huit heures, sans motif ; d’autres contraints d’aller dormir à Bâle, tolérés du lever au coucher du soleil ; vies désorganisées, rancunes, haines.

— Aussi, proclamait René, quand ma cousine Marthe a épousé un Saxon, papa a dit : « Elle est morte maintenant. On n’en parle jamais. »

Et Charles Weiss :

— Papa, lui, dit que les pacifistes français sont des imbéciles parce qu’on ne jette pas son bâton quand le loup rôde autour de la maison.

Et Zumbach :

— Il faut réciter que « Charlemagne est un empereur allemand. »

— Il faut chanter : « Allemagne, ô ma patrie !… »

— Il faut dire que « l’Alsace souffrait sous le joug français… »

Et Jean Bohler :

— Et Kummel ! Le jour où vous étiez à Mulhouse, monsieur, il nous a raconté que la France était pourrie, qu’il n’y avait plus d’enfans, plus de religion, plus de morale, rien. Il a dit que tous ceux qui ont fait la Révolution étaient fous, qu’ils l’ont prouvé en se guillotinant les uns les autres ; que Dieu voulait le triomphe des nations saines et que ceux qui s’opposaient aux plans allemands étaient des niais ou des gens qui préféraient la débauche à la discipline.

— Et qu’avez-vous répondu ? demanda Reymond.