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Rhin, ce qui prouve bien qu’ils ne sont pas d’ici… Or, ce sont les morts qui, du fond de leur silence, parlent au cœur du peuple. Leur poussière s’est mêlée à la poussière du sol, mais leurs œuvres sont vivantes, les églises qu’ils édifièrent, les maisons dont ils fermaient la porte, chaque soir, ces lettres qui sont dans le coffre du grenier, et tout ce que l’on ne voit pas, tout ce que l’on n’entend pas, tout ce qui prend son essor, et flotte, et baigne les âmes comme l’atmosphère baigne les corps. La voix des morts !

Ce matin, comme gémissait la sirène de la fabrique, — la nuit a de la peine à capituler, les lampes dessinent encore leur rond clair sur la table des cuisines, — les ouvriers, sortis devant les portes, ont de gros rires terminés par des Gottverdammi convaincus. Une rumeur. On s’interpelle de la rue aux lucarnes. Des bras se tendent. Et de nouveau les rires. On dit :

— Sur le sapin, près du pont.

Déjà, à peine vêtus, les gamins galopent à travers prés. On ouvre les fenêtres. Des vieux en chemise de nuit, des vieilles avec leur maigre chevelure sur les épaules, tiennent la main en abat-jour devant les yeux.

— Le vois-tu ?

— Pardi !… C’est bien lui.

C’est la dixième année. Et l’on n’a jamais découvert le coupable. Peu de jours après le départ des conscrits, au réveil, dominant tout le pays, flotte un drapeau bleu, blanc, rouge. Au paratonnerre de l’école, au balcon de la gendarmerie, l’an passé sur la tour en ruines, aujourd’hui au faîte du sapin géant, au delà de la rivière. Bleu, blanc, rouge, c’est lui, il n’y a pas de doute ! Comme il claque au vent ! Il y a de l’ironie dans son déroulement, dans les frissons qui l’animent, dans sa retombée, comme s’il renonçait à la lutte, suivie bientôt d’un sursaut qui le dresse, vibrant, gonflé, avec des tressaillemens, de petits sauts de côté, des contorsions de gaieté— Est-ce l’effet de ces trois couleurs, si pimpantes, association d’idées ? Tout de suite on se sent le pied plus léger, la langue plus agile, l’esprit plus alerte.

Sur le chemin, tous les dix pas, les ouvriers se retournent pour le voir. Autour de l’arbre, les enfans se nouent en essaim, dansent, rient, puis se taisent, car voici venir le cortège des offi-