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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

mure que la brume de novembre enclôt dans son nid de pierre.

Garçons et filles, maris et femmes, vieilles et vieux, ils sont sortis de la maison, ils ont fermé la porte, mais non pas à clef, car de quoi se méfierait-on le jour des Morts ?… L’église est pleine. On se tient debout dans les couloirs, sous le porche, là où pendent les cordes luisantes. Le vieux curé est dans la chaire. Il parle à ses ouailles dans ce patois rugueux, qui est le fruit de la race. Il n’est pas éloquent, le vieux curé, il est bien mieux que cela. Sans gestes, la tête un peu penchée sur une épaule, il communie avec les choses éternelles. C’est aux morts qu’il s’adresse, ou plutôt aux vivans que l’on ne voit plus aller par les rues du bourg, car il ne connaît que le peuple de Dieu, ceux qui vivent à Friedensbach et ceux qui vivent ailleurs, au mystérieux pays vers lequel chemine la caravane humaine. « Nous prions aussi pour ceux de nos ancêtres qui tombèrent sur les champs de bataille… » Le son grêle de la clochette. Grondement de l’orgue. Absolve, Domine !

Le cimetière est sur le dos de la première colline après laquelle viennent d’autres collines qui se nouent aux sommets. De nouveau des mains ont saisi les cordes et les cloches parlent. Derrière la croix et les bannières, la procession suit le chemin aux lacets montans. Tous portent des gerbes de chrysanthèmes qui se balancent au rythme de la marche. Heilige Maria, bete für uns.

Ils sont debout devant leurs tombes, que le curé bénit d’un geste large. Et quand les cloches de Friedensbach se taisent une minute, on entend toutes celles de la vallée, les grosses qui bourdonnent, les petites qui ont le timbre de l’espérance, isolées ou groupées par un souffle. C’est ici que se réveille le passé. Ci-gît Jean Burger, dit une pierre. Ci-gît Pierre Schneeberg, dit une autre pierre. Il est entendu que la langue des morts est le français. Ci-gît…, certificat de fidélité que le peuple se signe à lui-même. On ne ment pas aux morts.

Le curé s’est arrêté un peu plus longtemps devant la pierre où se lit : Ci-gît Louis Schmid, mort à 98 ans, 1788-1886. Schmid connut la Révolution, Napoléon le Grand qu’il servit, Louis XVIII, Charles X, la deuxième république, Napoléon III, la catastrophe. Il attendit encore seize ans, après quoi, rassasié de jours, il mourut, et on l’ensevelit dans cette terre, alors que les maîtres de l’heure emportent leurs morts de l’autre côté du