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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

faut expédier lestement, sans balivernes. Et si l’on regarde par la fenêtre, en pliant sa serviette, on voit la cour où brillent les rails des decauvilles, les cheminées et les toits de l’usine qui ne se laisse jamais oublier. Le dimanche, pourtant, ils appellent leur chien. Guêtres, vêtus couleur de broussailles, la pipe à la bouche, le fusil en bandoulière, ils prennent le chemin qui mène aux forêts. Par exemple, quand ils rentrent à la maison, ceux que le peuple, dans son patois, nomme les barons des cheminées, ils ne sont guère expansifs ! Les fenêtres du bureau, déjà, font signe…

Les femmes sont souvent seules. Pendant que les époux traquent le lièvre ou jouent au cercle leur bridge aux enchères, les chevaux trottent sur la route qui déroule son ruban au fond de la vallée. Elles vont les unes chez les autres et, comme les bourgs sont assez distans pour que l’on se voie rarement, assez rapprochés pourtant pour que l’on voisine une fois la semaine, on a bien des choses à se conter autour d’une tasse de thé. On parle de la dernière pièce qu’on verra à Paris, au printemps, du roman qui commence dans la Revue. Pendant ce temps, au jardin, les enfans grimpent dans les arbres ou pataugent dans la vasque du jet d’eau.

Après quoi se déroule une lente semaine, au rythme éternel des machines. Alors, les mille travaux du ménage, le jour du grand nettoyage, le jour de la lessive, la confection des kougelhopfs, car l’Alsacienne, collaboratrice de sa cuisinière, ne craint pas la chaleur des fourneaux. Mais on s’occupe aussi des choses du bourg, de la crèche, de l’école maternelle, de l’infirmerie, de l’école ménagère, des vieilles qui toussent creux. On se met au piano en rentrant de tant de courses. Et les machines ronflent toujours…

Vie d’un charme austère, très simple, très réel, vie profonde où chacun, sans phrases, donne son effort quotidien. Et c’est ainsi qu’on élève la digue que l’ennemi ne peut percer.

C’est ce que M. Bohler, dans son parler bref, expliquait au professeur de ses fils.

— Nous comptons beaucoup sur vous… Moi, je suis un assez piètre père. Chose grave, je le sais. Pour messieurs les socialistes, c’est entendu, nous sommes des jouisseurs. En réalité, des esclaves. Il faut lutter, lutter sans cesse… La concurrence, la surproduction… Et l’Alsace est si excentrique, si loin des charbonnages, si loin des ports… Tant d’autres entraves !…