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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

Sans secousse, le train glissait maintenant dans la plaine d’Alsace, parmi les champs de pommes de terre, les taillis, les coteaux plantés de vignes. Un bruit sourd disait les gares traversées. On voyait alors la casquette rouge du chef, l’homme du passage à niveau au port d’armes, le gendarme en casque à pointe. Et tous saluaient ce train qui fuyait.

Mulhausen !

Descendu sur le quai, Reymond cherchait à s’orienter, quand un homme à la courte moustache hérissée lui toucha le bras :

— D’où venez-vous, monsieur ?

— De Lausanne.

— Et vous êtes Suisse ?

— Parfaitement.

— Vous faites du service militaire ?

— Oui.

— Infanterie ?

— Oui.

— Le nom de votre chef de bataillon, s’il vous plaît ?

— Apothéloz.

— Et vous allez ?

— À Friedensbach.

— Merci. Le train part dans deux heures. C’est là-bas.

Le policier en civil s’éloigna laissant Reymond médusé par la promptitude de cet interrogatoire en forme au saut du wagon, par cette politesse menaçante, par ce regard gris d’acier qui fouillait jusqu’au fond des yeux.

« Sacré pays !… songeait le jeune homme. Tu en as eu du flair de t’engager pour deux ans !… Si on te soupçonne dès le premier jour, ça va être drôle ! »

Assez impressionné, il s’enfonça dans Mulhouse, au hasard, enfilant une rue après l’autre, à l’affût d’un mot, d’un geste, d’une scène qui le rattacherait à l’Alsace rêvée. Les passans parlaient un patois guttural. Aux devantures des boutiques, des inscriptions allemandes. Aux carrefours, d’énormes policiers coiffés de l’inévitable casque à pointe.

Non loin d’une caserne, des soldats buvaient de la bière à la terrasse d’une Wirtschaft. Passait-il un officier serré dans sa longue redingote bleue, un sous-officier à la mâchoire carrée, ces hommes se dressaient dans un claquement des talons violemment réunis, le menton haut, le petit doigt allongé sur la