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silencieuses et solitaires. De même, quelles éducations ballottées et comment se pourrait-il que les jeunes gens en eussent retenu quelque notion d’histoire, quelque connaissance de la langue française, quelque habitude de l’orthographe ? A l’âge où des enfans, leurs camarades, entrent à peine dans les classes dites supérieures, eux sont soldats : tradition de l’ancienne France. De quatorze à quinze ans, le Roi régnant, un jeune gentilhomme était volontaire, cadet, page et se battait, — et se battait bien. N’importe : cette éducation à la diable, attrapée çà et là, interrompue par les cris de guerre, scandée par le canon, emportée par la charge, produit des fruits surprenans, et qui sont de durée. Telle lettre écrite par ces jeunes hommes figure dans l’histoire et y marque. Sans davantage de préparation, certaines pages, qui ne prétendaient point à être littéraires, prennent rang entre les classiques et méritent d’être proposées comme exemple : ainsi le livre de Fortuné de Brack.

Parmi les éducations ainsi cahotées, il n’en est guère qui se puisse comparer à celle d’Eugène-Rose de Beauharnais. Il était le fils de haut et puissant seigneur Alexandre-François-Marie vicomte de Beauharnais, capitaine au régiment de la Sarre et de haute et puissante dame Marie-Joseph-Rose de Tascher de la Pagerie, son épouse. Il naquit le 3 septembre 1781, rue Thévenot, dans l’hôtel qu’habitaient, avec son père et sa mère, son grand-père, haut et puissant seigneur, messire François, marquis de Beauharnais, baron de Bauville, chevalier de l’Ordre royal et militaire de Saint-Louis, chef d’escadre des armées navales, ancien gouverneur et lieutenant général pour le Roi de la Martinique et îles adjacentes, et la maîtresse de celui-ci : haute et puissante dame Marie-Euphémie-Désirée Tascher de la Pagerie, dame Renaudin. Pour assembler ces quatre personnages autour de ce berceau, il avait fallu une de ces comédies où l’argent joue le grand rôle et qui tournent si souvent au drame.

En voici les premiers actes. Cette dame Renaudin, tante de la jeune mère, avait connu à Fort-de-France, au temps où il y était gouverneur, le marquis de Beauharnais, et s’était introduite dans sa maison, — si bien qu’elle en était devenue l’unique arbitre ; si bien qu’ayant précédé en France Beauharnais, destitué pour avoir mal défendu la Guadeloupe contre les Anglais, séparée avec scandale de son mari, en même temps que Beauharnais se séparait de sa femme, elle s’était