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Et voici la Marseillaise qui éclate... Un employé a ouvert la porte et leur a dit :

— Vous êtes en Suisse...

Ils ont compris. La sentinelle allemande est immobile, d’un côté de la route. Et là, en face d’elle, ces groupes qui les acclament... Alors ils se sont mis à pleurer.

— Je n’ai pas pleuré quand j’ai été blessé, quand j’ai été pris, quand j’ai été opéré, racontait l’un d’eux, mais à ce moment-là j’ai pleuré.

— Ce cri, dit un autre, ça vous retournait le cœur...

— Il y avait une vieille dame qui était venue aussi loin qu’elle pouvait, tout au bord de la frontière, tout près de la sentinelle allemande, pour nous montrer où commençait la Suisse et crier la première : « Vive la France ! »

Et tous nous refont le même récit, à peu près dans les mêmes termes.

Soir après soir, pendant ce mois de mai où les convois se sont succédé presque chaque jour, ces gens de la bourgade frontière de Kreuzlingen sont venus le long de la voie pour acclamer les Français à l’instant où ils entraient sur le sol suisse. Le train ne s’arrêtait pas. N’importe. ils trouvaient moyen de le fleurir au passage. ils envoyaient au vol la Marseillaise. Ils déployaient le drapeau rouge, blanc, bleu. Lors des convois du mois de janvier, la nuit étant tombée, à sept heures du soir, ils allumaient des feux de Bengale tout le long de la frontière. Les enfans agitaient des torches. Et les sentinelles allemandes à quelques pas assistaient à cet accueil.

Rien ne pouvait toucher davantage le cœur des soldats français. Ils gardent impérissable le souvenir de cette minute où ils ont vu ces mains tendues vers eux. Et ils ont dit avec ce sens de l’expression, si juste et si fin, dont même les plus rudes d’entre eux ont le privilège :

— La Suisse nous a reçus à bras ouverts...

Le voyage triomphal continue. A Winterthur, à Zurich, à Berne, on les acclame, on leur donne des fleurs, des cigarettes, de menus présens, des lettres contenant d’affectueux messages, signés de noms inconnus. A Berne ils descendent de wagon. Quelle impression étrange et douce, ce long cortège de leurs uniformes dans cette gare de Berne ! Les dames de la Croix-Rouge les escortent au buffet où une collation leur est offerte