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souffrent dans les brumes tristes ; les cités d’Europe sont tapageuses et vides d’amour. C’est vers les Antilles ou la lointaine Océanie qu’il faut partir.

« Frète en un vieux port quelque pompeuse frégate des siècles passés. Qu’on la martelle et qu’on la peigne, qu’on l’agence pour la mer ! Sa coque luisante est remise à flot — apprêtée de la proue glorieuse à la poupe royale, comme pour rendre visite au Seigneur des couchans occidentaux. — Que ses poulies grincent, que ses agrès reprennent vie, que son armature frémisse, et qu’au chant de mariniers aux anciennes façons, l’on démarre, vers un beau roulis, dès l’aurore !

« Toutes voiles au vent : « Où pointons-nous le cap ? te dira le capitaine, — un admirateur de M. de Bougainville. Par la brise qui nous mène, vous contenterez-vous des latitudes du mistral ou du sirocco ? Descendrons-nous vers la ligne, au devant du simoun ? Irons-nous dans les parages de l’alizé ou dans ceux du typhon ? » Puis, comme un commerçant derrière son étalage de cartes maritimes, il continuerait : « Voyez, en dépit de courans, d’écueils et de zones, l’Atlantique ou l’Océan de votre désir s’offre à vous. Choisissez. Faut-il cingler vers la mer de corail ou bien vers la mer caraïbe ? Vous allez préférer Singapour, peut-être, à Carthagène des Indes ? Echangeriez-vous le golfe du Bengale pour celui du Mexique ? » On penserait en écoutant ces offres aux aventuriers de Thulé, à la Chersonèse d’Or, aux trafiquans de jadis qui suivaient, pour aller à Cambaluc, la route de la soie qui traversait la Mongolie.

« Et le marin de poursuivre, en traçant à travers les détroits des chemins imaginaires : « L’Afrique, vous plairait-il de la prendre par bâbord ? Richesse incomparable, voici d’un côté les Canaries, les îles du Cap Vert, la Côte d’Ivoire… de l’autre, les Somalis, Mozambique, le Natal. » — À vous d’élire, finirais-je, Zanzibar, Formose ou Curaçao, n’importe ! Menez-moi où il y ait soleil, fruits bariolés et femmes languides.

« Dès lors, s’assoupir au bercement coloré de la navigation ; aspirer l’air salin où circulent des senteurs d’étoupe et de victuailles, évocatrices des colonies ; s’intéresser aux manœuvres, écouter les loups de mer, leurs légendes, sous l’ombre des lanternes, dans la fumée des pipes et des vins, — et rien de plus. Voir l’aurore. S’inquiéter d’astronomie, d’atmosphère, de boussoles, de sextans et de température.