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jambes nues, dont on refaisait le pansement. Un photographe ope’rait dans un coin, prenant des clichés d’un cas curieux : un homme avait eu l’épaule entière et l’omoplate pelées par le « vent « d’un obus. C’était, expliqua Mme de Calouas, il y a quinze jours, de la chair vive. Le chirurgien avait prélevé de la peau dans la région inférieure, et, tirant sur le tissu élastique il l’avait approché bord à bord et recousu avec l’épidermo restant de l’épaule. On voyait l’énorme couture ; cela avait l’air d’une jointure de cuir faite par un bourrelier. La peau était reprise ; l’homme, d’ici peu, remuerait son bras. Une des cures merveilleuses. On désignait l’homme en l’appelant « la greffe. »

Mais Odette, dont l’imagination n’était guère entrée en branle, jusqu’ici, ne voyait que le nombre de lits occupés par des hommes abîmés. Tant de lits ! Tant de lits ! Et des chairs en lambeaux ! Et des trous dans la hanche, à mettre les deux poings ! Et des membres arrachés ! Et des crânes trépanés ! Et des tétaniques ! Et des misérables empestés par la gangrène ! Et des typhiques ! Et ce rouge torrent par où une âme d’homme s’échappait parmi tant de blancheur !…

Odette était plus morte que vive en quittant l’hôpital. Elle y avait eu tout le temps une question sur les lèvres : « Est-ce que je trouverais ici quelqu’un du…e d’infanterie, ayant pu connaître mon mari ? » Qu’est-ce qui l’avait empêchée de la formuler ? Elle n’eût pas su le dire ; mais elle n’avait môme pas prononcé le nom de son mari. Un poids, d’une lourdeur inusitée, lui avait écrasé les épaules durant toute sa visite ; elle se sentait accablée, anéantie par quelque énormité nouvelle. Le pire fut qu’une fois revenue chez elle, il lui fut impossible de s’agenouiller comme elle le faisait auparavant, dans la petite chapelle de sa douleur intime. Elle était gênée de pleurer son malheur, quand de si immenses malheurs l’environnaient et commençaient à l’obséder.

Julienne remarqua un certain changement en sa maîtresse, et lui demanda : « Qu’est-ce que Madame a donc vu ? » Odette raconta en détails ce qu’elle avait vu. Ce n’était pas cela que connaissait Julienne, qui croyait tout connaître. Elle savait les on-dit, les rivalités, les jalousies, les à-côté de cette énorme entreprise de soulageincnt et de réfection de chair humaine. Odette dit :

— Ce n’est pas tout ça…